Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la touchante simplicité. J’eus une autre raison bien plus forte, quand je connus madame de Luxembourg. C’est qu’il y avait dans ces aventures une marquise romaine d’un caractère très-odieux, dont quelques traits, sans lui être applicables, auraient pu lui être appliqués par ceux qui ne la connaissaient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j’avais pris, et m’y confirmai. Mais, dans l’ardent désir d’enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n’allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, et former le projet d’en faire l’extrait, pour l’y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer l’extravagance que par l’aveugle fatalité qui m’entraînait à ma perte !

Quos vult perdere Jupiter dementat.

J’eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde ; en la prévenant toutefois, comme il était vrai, que j’avais brûlé l’original, que l’extrait était pour elle seule, et ne serait jamais vu de personne, à moins qu’elle ne le montrât elle-même : ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma discrétion, comme je croyais faire, n’était que l’avertir du jugement que je portais moi-même sur l’application des traits dont elle aurait pu s’offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutais pas qu’elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les grands compliments que j’en attendais, et jamais, à ma très-grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai, sur d’autres indices, l’effet qu’elle avait produit.

J’eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m’a guère été moins nuisible : tant tout concourt à l’œuvre de la destinée, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d’orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même