Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/347

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pas taire, vint faciliter encore l’exécution. Ce libraire, dont on me disait tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j’ai eu affaire, le seul dont j’aie eu toujours à me louer. Nous étions à la vérité souvent en querelle sur l’exécution de mes ouvrages ; il était étourdi, j’étais emporté. Mais en matière d’intérêt et de procédés qui s’y rapportent, quoique je n’aie jamais fait avec lui de traité en forme, je l’ai toujours trouvé plein d’exactitude et de probité. Il est même aussi le seul qui m’ait avoué franchement qu’il faisait bien ses affaires avec moi ; et souvent il m’a dit qu’il me devait sa fortune, en m’offrant de m’en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs, exprimant dans l’acte que c’était en reconnaissance des avantages que je lui avais procurés. Il fit cela de lui à moi, sans ostentation, sans prétention, sans bruit ; et si je n’en avais parlé le premier à tout le monde, personne n’en aurait rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d’une amitié véritable. Quelque temps après, il me désira pour parrain d’un de ses enfants : j’y consentis ; et l’un de mes regrets dans la situation où l’on m’a réduit est qu’on m’ait ôté tout moyen de rendre désormais mon attachement utile à ma filleule et à ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants empressements de tant de gens haut huppés, qui remplissent pompeusement l’univers du bien qu’ils disent m’avoir voulu faire, et dont je n’ai jamais rien senti ? Est-ce leur faute, est-ce la mienne ? Ne sont-ils que vains ? ne suis-je qu’un ingrat ? Lecteur sensé, pesez, décidez ; pour moi, je me tais.

Cette pension fut une grande ressource pour l’entretien de Thérèse, et un grand soulagement pour moi. Mais, au reste, j’étais bien éloigné d’en tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de tous les cadeaux qu’on lui faisait. Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard dans notre commune dépense, même quand elle était plus riche que moi. Ce qui est à moi est à nous, lui disais-je ; et ce qui est à toi est à toi. Je n’ai jamais cessé de me conduire avec elle selon cette maxime, que je lui ai souvent répétée.