Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/377

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pour m’occuper beaucoup de l’offenseur. Je ne pense au mal que j’en ai reçu qu’à cause de celui que j’en peux recevoir encore ; et si j’étais sûr qu’il ne m’en fît plus, celui qu’il m’a fait serait à l’instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des offenses : c’est une fort belle vertu sans doute, mais qui n’est pas à mon usage. J’ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il n’en a jamais senti ; et je pense trop peu à mes ennemis, pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie : c’est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux.

Dès le lendemain de mon départ, j’oubliai si parfaitement tout ce qui venait de se passer, et le parlement, et madame de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d’Alembert, et leurs complots, et leurs complices, que je n’y aurais pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étais obligé d’user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m’avait envoyées, il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d’Éphraïm. Ce style champêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n’était guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de succès. À peine eus-je essayé, que je fus étonné de l’aménité de mes idées, et de la facilité que j’éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers ; et je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes choses, et tout cela malgré l’horreur du sujet, qui dans le fond est abominable ; de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d’Éphraïm, s’il n’est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l’ai relu,