Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/387

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ne me convenait pas de dire, avait bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France, m’avait inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse, qui me paraissait, par ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle et pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j’avais orné mon donjon à Montmorency, était un portrait de ce prince, au-dessous duquel était un distique qui finissait ainsi :

Il pense en philosophe, et se conduit en roi.

Ce vers, qui sous toute autre plume eût fait un assez bel éloge, avait sous la mienne un sens qui n’était pas équivoque, et qu’expliquait d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avait été vu de tous ceux qui venaient me voir, et qui n’étaient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzi l’avait même écrit pour le donner à d’Alembert, et je ne doutais pas que d’Alembert n’eût pris le soin d’en faire ma cour à ce prince. J’avais encore aggravé ce premier tort par un passage de l’Émile, où, sous le nom d’Adraste, roi des Dauniens, on voyait assez qui j’avais en vue ; et la remarque n’avait pas échappé aux épilogueurs, puisque madame de Boufflers m’avait mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j’étais bien sûr d’être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse ; et, supposant d’ailleurs qu’il eût les principes que j’avais osé lui attribuer, mes écrits et leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire : car on sait que les méchants et les tyrans m’ont toujours pris dans la plus mortelle haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes écrits.

J’osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus courir peu de risque. Je savais que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes faibles, et ont peu de prise sur les âmes d’une forte trempe, telles que j’avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que dans son art de régner il entrait de se montrer magnanime en pareille occasion, et qu’il n’était pas au-dessus de son caractère de l’être en effet. Je jugeai qu’une vile et facile vengeance ne balancerait pas un moment en lui l’amour de la gloire ; et, me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu’il se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa générosité