Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/408

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les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidaient rien, jusqu’à ce que parurent tout d’un coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil, avec un art infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur, était du procureur général Tronchin, homme d’esprit, homme éclairé, très-versé dans les lois et le gouvernement de la république. Siluit terra.

Les représentants, revenus de leur premier abattement, entreprirent une réponse et s’en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le terrasser. J’avoue que je pensai de même ; et poussé par mes concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j’avais été l’occasion, j’entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, et j’en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux miennes. Je fis et j’exécutai cette entreprise si secrètement que, dans un rendez-vous que j’eus à Thonon avec les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me montrèrent l’esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne qui était déjà faite, craignant qu’il ne survînt quelque obstacle à l’impression s’il en parvenait le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes ennemis particuliers. Je n’évitai pourtant pas que cet ouvrage ne fût connu en France avant la publication ; mais on aima mieux le laisser paraître que de me faire trop comprendre comment on avait découvert mon secret. Je dirai là-dessus ce que j’ai su, qui se borne à très-peu de chose ; je me tairai sur ce que j’ai conjecturé.

J’avais à Motiers presque autant de visites que j’en avais à l’Ermitage et à Montmorency ; mais elles étaient la plupart d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étaient venus voir jusqu’alors étaient des gens qui, ayant avec moi des rapports de talents, de goûts, de maximes, les alléguaient pour cause de leurs visites et me mettaient d’abord sur des matières dont je pouvais m’entretenir avec eux. À Motiers ce n’était plus cela, surtout du côté de France. C’étaient des officiers ou d’autres gens qui n’avaient aucun goût pour la littérature ; qui même, pour la plupart, n’avaient jamais lu mes écrits, et