Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/409

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qui ne laissaient pas, à ce qu’ils disaient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir voir et admirer l’homme illustre, célèbre, très célèbre, le grand homme, etc. Car dès lors on n’a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime de ceux qui m’abordaient m’avait garanti jusqu’alors. Comme la plupart de ces survenants ne daignaient ni se nommer ni me dire leur état, que leurs connaissances et les miennes ne tombaient pas sur les mêmes objets, et qu’ils n’avaient ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savais de quoi leur parler : j’attendais qu’ils parlassent eux-mêmes, puisque c’était à eux à savoir et à me dire pourquoi ils me venaient voir. On sent que cela ne faisait pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent l’être pour eux, selon ce qu’ils voulaient savoir : car, comme j’étais sans défiance, je m’exprimais sans réserve sur toutes les questions qu’ils jugeaient à propos de me faire ; et ils s’en retournaient, pour l’ordinaire, aussi savants que moi sur tous les détails de ma situation.

J’eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine et capitaine de cavalerie dans le régiment de la Reine, lequel eut la constance de passer plusieurs jours à Motiers, et même de me suivre pédestrement jusqu’à la Ferrière, menant son cheval par la bride, sans avoir avec moi d’autre point de réunion, sinon que nous connaissions tous deux mademoiselle Fel, et que nous jouions l’un et l’autre au bilboquet. J’eus, avant et après M. de Feins, une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son petit bagage, logent à l’auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes, et demandent à me venir voir. À l’équipage de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers ; et la nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers venaient me rendre visite. Leur seule façon de m’aborder m’apprit que c’étaient des gens d’une autre étoffe ; mais sans être des contrebandiers ce pouvait être des aventuriers, et ce doute me tint quelque temps en garde. Ils ne tardèrent pas à me tranquilliser. L’un était M. de Montauban, appelé le comte de la Tour du Pin, gentilhomme du Dauphiné ; l’autre était M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avait mis sa croix de Saint-Louis dans sa poche, ne pouvant pas l’étaler. Ces messieurs,