Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/410

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tous deux très aimables, avaient tous deux beaucoup d’esprit ; leur conversation était agréable et intéressante ; leur manière de voyager, si bien dans mon goût et si peu dans celui des gentilshommes français, me donna pour eux une sorte d’attachement que leur commerce ne pouvait qu’affermir. Cette connaissance même ne finit pas là, puisqu’elle dure encore, et qu’ils me sont revenus voir diverses fois, non plus à pied cependant, cela était bon pour le début ; mais plus j’ai vu ces messieurs, moins j’ai trouvé de rapports entre leurs goûts et les miens, moins j’ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent familiers, qu’il y eût aucune véritable sympathie entre eux et moi. Que me voulaient-ils donc ? Pourquoi me venir voir dans cet équipage ? Pourquoi rester plusieurs jours ? Pourquoi revenir plusieurs fois ? Pourquoi désirer si fort de m’avoir pour hôte ? Je ne m’avisai pas alors de me faire ces questions. Je me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.

Touché de leurs avances, mon cœur se livrait sans raisonner, surtout à M. Dastier, dont l’air plus ouvert me plaisait davantage. Je demeurai même en correspondance avec lui ; et quand je voulus faire imprimer les Lettres de la montagne, je songeai à m’adresser à lui pour donner le change à ceux qui attendaient mon paquet sur la route de Hollande. Il m’avait parlé beaucoup, et peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon ; il m’avait offert ses soins, si j’avais quelque chose à y faire imprimer. Je me prévalus de cette offre, et je lui adressai successivement, par la poste, mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez longtemps, il me les renvoya, en me marquant qu’aucun libraire n’avait osé s’en charger ; et je fus contraint de revenir à Rey, prenant soin de n’envoyer mes cahiers que l’un après l’autre, et de ne lâcher les suivants qu’après avoir eu avis de la réception des premiers. Avant la publication de l’ouvrage, je sus qu’il avait été vu dans les bureaux des ministres ; et d’Escherny, de Neuchâtel, me parla d’un livre de l’Homme de la montagne, que d’Holbach lui avait dit être de moi. Je l’assurai, comme il était vrai, n’avoir jamais fait de livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il était furieux, et m’accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité. Voilà comment j’eus l’assurance que mon manuscrit était connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter ailleurs mes conjectures ;