Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/427

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comme elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu’il y avait eu avec la classe quelque espèce de négociation, dont Montmollin avait été l’entremetteur. Il avait feint qu’on craignait que par mes écrits je ne troublasse le repos du pays, à qui l’on s’en prendrait de ma liberté d’écrire. Il m’avait fait entendre que, si je m’engageais à quitter la plume, on serait coulant sur le passé. J’avais déjà pris cet engagement avec moi-même ; je ne balançai point à le prendre avec la classe, mais conditionnel, et seulement quant aux matières de religion. Il trouva le moyen d’avoir cet écrit à double, sur quelque changement qu’il exigea. La condition ayant été rejetée par la classe, je redemandai mon écrit : il me rendit un des doubles et garda l’autre, prétextant qu’il l’avait égaré. Après cela, le peuple, ouvertement excité par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du conseil d’État, et ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé l’Antechrist, et poursuivi dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit d’Arménien servait de renseignement à la populace : j’en sentais cruellement l’inconvénient ; mais le quitter dans ces circonstances me semblait une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre, et je me promenais tranquillement dans le pays avec mon cafetan et mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille et quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois, en passant devant des maisons, j’entendais dire à ceux qui les habitaient : Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus. Je n’en allais pas plus vite : ils n’en étaient que plus furieux, mais ils s’en tinrent toujours aux menaces, du moins pour l’article des armes à feu.

Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d’avoir deux fort grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir faire un acte de reconnaissance par le canal de milord maréchal. Tous les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitements que j’essuyais et des manœuvres dont j’étais la victime, avaient les ministres en exécration, sentant bien qu’ils suivaient des impulsions étrangères, et qu’ils n’étaient que les satellites d’autres gens qui se cachaient en les faisant agir, et craignant que mon exemple ne tirât à conséquence pour l’établissement d’une véritable inquisition. Les magistrats, et surtout M. Meuron, qui avait succédé à M. d’Ivernois dans la charge de procureur général, faisaient tous leurs efforts pour me défendre. Le