Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/435

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dans tous les cœurs, ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement, que dans ce sage et touchant Mémoire, où je prenais sans hésiter mes plus implacables ennemis pour arbitres entre mon calomniateur et moi. Je lus cet écrit à du Peyrou : il fut d’avis de le supprimer, et je le supprimai. Il me conseilla d’attendre les preuves que Vernes promettait. Je les attendis, et je les attends encore ; il me conseilla de me taire en attendant, je me tus et me tairai le reste de ma vie, blâmé d’avoir chargé Vernes d’une imputation grave, fausse et sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé, convaincu, comme de ma propre existence, qu’il est l’auteur du libelle. Mon Mémoire est entre les mains de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y trouvera mes raisons, et l’on y connaîtra, je l’espère, l’âme de Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.

Il est temps d’en venir à ma catastrophe de Motiers, et à mon départ du Val-de-Travers, après deux ans et demi de séjour, et huit mois d’une constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitements. Il m’est impossible de me rappeler nettement les détails de cette désagréable époque ; mais on les trouvera dans la relation qu’en publia du Peyrou, et dont j’aurai à parler dans la suite.

Depuis le départ de madame de Verdelin, la fermentation devenait plus vive ; et malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquents du conseil d’État, malgré les soins du châtelain et des magistrats du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme l’Antechrist, et voyant toutes ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir aux voies de fait ; déjà dans les chemins les cailloux commençaient à rouler auprès de moi, lancés cependant encore d’un peu trop loin pour pouvoir m’atteindre. Enfin, la nuit de la foire de Motiers, qui est au commencement de septembre, je fus attaqué dans ma demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui l’habitaient.

À minuit, j’entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux, lancés contre la fenêtre et la porte qui donnait sur cette galerie, y tombèrent avec tant de fracas, que mon chien, qui couchait dans la galerie, et qui avait commencé par aboyer, se tut de frayeur, et se sauva dans un coin, rongeant et grattant les planches pour tâcher de fuir. Je me lève au