Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/440

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moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais 700 francs de rente, tant de la pension de Rey que de celle de milord maréchal : ainsi je n’avais plus à craindre que le pain lui manquât, non plus qu’à moi. Mais il était écrit que l’honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée, et que je mourrais aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangements qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans cette alternative ? Ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.

En repos du côté de la subsistance, j’étais sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n’avais pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme ; mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d’un bout à l’autre : j’étais sûr qu’à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui, cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.

Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette île pour le reste de mes jours ; car telle était ma résolution, et c’était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel j’avais inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le ciel m’avait départie. Cette île allait devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort :

On y fait plus, on n’y fait nulle chose.