Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/455

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reprirent leurs instances pour me retenir parmi eux, et cela avec tant de chaleur et des protestations si touchantes, que, malgré toutes mes résolutions, mon cœur, qui n’a jamais su résister aux caresses, se laissa émouvoir aux leurs. Sitôt qu’ils me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu’enfin je me laissai vaincre, et consentis de rester à Bienne, au moins jusqu’au printemps prochain.

Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d’un logement, et me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un derrière, au troisième étage, donnant sur une cour, où j’avais pour régal l’étalage des peaux puantes d’un chamoiseur. Mon hôte était un petit homme de basse mine et passablement fripon, que j’appris le lendemain être débauché, joueur, et en fort mauvais prédicament dans le quartier ; il n’avait ni femme, ni enfants, ni domestiques ; et, tristement reclus dans ma chambre solitaire, j’étais, dans le plus riant pays du monde, logé de manière à périr de mélancolie en peu de jours. Ce qui m’affecta le plus, malgré tout ce qu’on m’avait dit de l’empressement des habitants à me recevoir, fut de n’apercevoir, en passant dans les rues, rien d’honnête envers moi dans leurs manières, ni d’obligeant dans leurs regards. J’étais pourtant tout déterminé à rester là, quand j’appris, vis et sentis, même dès le jour suivant, qu’il y avait dans la ville une fermentation terrible à mon égard. Plusieurs empressés vinrent obligeamment m’avertir qu’on devait dès le lendemain me signifier, le plus durement qu’on pourrait, un ordre de sortir sur-le-champ de l’État, c’est-à-dire de la ville. Je n’avais personne à qui me confier ; tous ceux qui m’avaient retenu s’étaient éparpillés. Wildremet avait disparu, je n’entendis plus parler de Barthès, et il ne parut pas que sa recommandation m’eût mis en grande faveur auprès des patrons et des pères qu’il s’était donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait une jolie maison proche la ville, m’y offrit cependant un asile, espérant, me dit-il, que j’y pourrais éviter d’être lapidé. L’avantage ne me parut pas assez flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple hospitalier.

Cependant, ayant perdu trois jours à ce retard, j’avais déjà passé de beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m’avaient données