Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/69

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qu’ils me donnent ; rien n’est plus juste : mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera.

En la quittant j’avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza : dans un déshabillé plus que galant, qu’on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je ne m’amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et son tour de gorge étaient bordés d’un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c’était la mode à Venise ; et l’effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n’ait jamais passé en France. Je n’avais point d’idée des voluptés qui m’attendaient. J’ai parlé de madame de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore ; mais qu’elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d’imaginer les charmes et les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité ; les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s’offrit au cœur et aux sens d’un mortel. Ah ! du moins, si je l’avais su goûter pleine et entière un seul moment !… Je la goûtai, mais sans charme ; j’en émoussai toutes les délices ; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m’a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l’appétit dans mon cœur.

S’il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m’empêcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaître un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes : vous allez connaître à plein Jean-Jacques Rousseau.

J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de