Page:Rousseau - Philosophie, 1823.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu’il ne faut pas raisonner sur cette matière du passé au présent. « Lorsque les hommes marchaient tout nus, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots passa pour un voluptueux ; de siècle en siècle on n’a cessé de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on voulait dire. »

Il est vrai que, jusqu’à ce temps, le luxe, quoique souvent en règne, avait du moins été regardé dans tous les âges comme la source funeste d’une infinité de maux. Il était réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée[1], dont la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siècle ces maximes odieuses qui ne tendent qu’à détruire et avilir la vertu, et à faire des riches et des misérables, c’est-à-dire toujours des méchants.

On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; et c’est au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance. Ce n’est pas sans raison que Socrate, regardant l’étalage d’une boutique, se félicitait de n’avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un que le premier

  1. Dans un ouvrage intitulé, Essai politique sur le Commerce, 1736, in-12, 2e édition.