Page:Rousseau - Philosophie, 1823.djvu/230

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Tout peuple qui a des mœurs, et qui par conséquent respecte ses lois, et ne veut point rafiner sur les anciens usages, doit se garantir avec soin des sciences, et surtout des savants, dont les maximes sententieuses et dogmatiques lui apprendraient bientôt à mépriser ses usages et ses lois ; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs : car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophie a une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses lois. Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu[1].

Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient con-

  1. Je trouve dans l’Histoire un exemple unique, mais frappant, qui semble contredire cette maxime : c’est celui de la fondation de Rome, faite par une troupe de bandits dont les descendants devinrent, en peu de générations, le plus vertueux peuple qui ait jamais existé. Je ne serais pas en peine d’expliquer ce fait, si c’en était ici le lieu ; mais je me contenterai de remarquer que les fondateurs de Rome étaient moins des hommes dont les mœurs fussent corrompues, que des hommes dont les mœurs n’étaient point formées : ils ne méprisaient pas la vertu : mais ils ne la connaissaient pas encore ; car ces mots vertus et vices sont des notions collectives qui ne naissent que de la fréquentation des hommes. Au surplus, on tirerait un mauvais parti de cette objection en faveur des sciences :