Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/120

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de Saint-Marc : il aurait sauvé les précieux débris qu’on lui confiait.

Les Vénitiens furent encore portés par d’autres motifs à adopter cette méthode d’architecture : ils étaient exilés, chassés d’anciennes et belles villes dont les débris avaient trouvé place dans leurs constructions et satisfaisaient à la fois leurs souvenirs de cœur et leur adoration. Ils étaient devenus experts dans l’art d’intercaler de vieux fragments dans leurs nouveaux édifices, et ils devaient à cette pratique une grande partie de la splendeur de leur art et ce charme d’intimité qui transforme un refuge en une patrie. Sortie du profond attachement de la nation fugitive, cette pratique se perpétua dans la gloire de la nation conquérante : à côté des reliques du bonheur enfui s’élevèrent les trophées de la victoire revenue. Le vaisseau de guerre apporta à Venise plus de marbres triomphalement conquis que n’en acheta le vaisseau marchand, et le fronton de Saint-Marc devint plutôt une châsse recevant les dépouilles des pays soumis que l’expression d’une loi architecturale ou d’une émotion religieuse.

Un architecte moderne qui jouit d’une certaine réputation, M. Wood, déclare que ce qu’il y a de plus remarquable dans Saint-Marc, c’est « son extrême laideur ». Il ajoute, un peu plus loin, que les œuvres de Caracci sont supérieures à celles de tous les peintres vénitiens. Ce second jugement nous révèle la cause évidente du premier. Le sentiment de la couleur n’existe certainement pas chez M. Wood ; il reste insensible aux jouissances que procure cette perception — don accordé aux uns, refusé aux autres, comme la faculté de sentir le charme de la musique, — Ce don est particulièrement indispensable pour pouvoir porter un jugement sain sur