Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/86

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silence qu'interrompt seul le bruit des petits ruisseaux salés tombant dans des flaques sans marée, ou les cris interrogateurs des mouettes.

Il pourra alors avoir une faible idée de l'horrible angoisse de cœur qui put jadis décider des hommes à choisir, pour l'habiter, une semblable solitude. Ceux qui enfoncèrent les premiers pieux dans ce sable et qui construisirent leur retraite parmi ces roseaux, ne pensaient guère que leurs descendants, fiers de leurs superbes palais, deviendraient les maîtres de la mer !

En présence de la grande loi de nature qui forma ce sauvage et triste paysage, il faut se souvenir à quelle étrange préparation sont soumises les choses que n'aurait pu prévoir aucune imagination, et se répéter que l'existence et la fortune de la nation vénitienne furent dues aux obstacles naturels opposés aux fleuves et à la mer. Si des courants plus profonds avaient préparé ces îles, les navires ennemis auraient maintes fois réduit en servitude la ville qui s'élevait ; si des lames plus puissantes avaient battu ses rivages, la richesse et les raffinements d'art de l'architecture vénitienne auraient dû céder la place aux murs et aux remparts d'un vulgaire port de mer. Si, comme dans le reste de la Méditerranée, il n’y avait pas eu de marée, les étroits canaux de la ville seraient devenus malsains et les marais sur lesquels elle fut construite auraient engendré la peste. Si la marée avait été seulement plus élevée de 1 pied ou de 18 pouces, l'entrée par eau des palais eût été impraticable : telle qu'elle est, il y a même parfois des difficultés — au moment de la pleine mer — à aborder sans poser le pied sur les marches glissantes et, par les grandes marées, l'eau pénètre quelquefois dans les cours, envahissant les salles d'attente. Dix-huit pouces de différence dans le niveau de la marée, et les perrons de chaque porte