Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
LUCIE DELARUE-MARDRUS

Pour t’avoir nue ainsi qu’une anguille effarée
À moi, dans le frisson mouillé des goémons,
Et posséder enfin ta bouche désirée ?

Ou quel soir, descendue en silence des monts
Et des forêts vers toi, dans tes bras maritimes
Viendras-tu m’emporter pour, d’avals en amonts,

Balancer notre étreinte au remous des abîmes ?…

(Occident.)


LA FIGURE DE PROUE


La figure de proue allongée à l’étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S’élance, et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier la suit comme un esclave.

Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche entr’ouverte a bu toute la mer.
 
Lors de son premier choc contre la vague ronde
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports
Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors.
Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »

Ce jour la mariait, vierge, avec l’Inconnu,
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu ?

Elle naviguera dans l’oubli des tempêtes
Sur l’argent des minuits et sur l’or des midis.
Et ses yeux pleureront les haures arrondis.
Quand les lames l’attaqueront comme des bêtes.

Elle saura tous les aspects, tous les climats,
La chaleur et le froid, l’équateur et les pôles ;
Elle rapportera sur ses frêles épaules
Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.