Page:Ségur - Un bon petit diable.djvu/90

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sans privations, et que tu ne sois pas toujours seule comme tu l’es depuis trois ans, pauvre Juliette !

juliette, touchée.

Mon bon Charles, je te remercie de ta bonne volonté pour nous, mais je ne suis pas malheureuse ; je ne m’ennuie pas ; tu viens souvent me voir ; nous causons, nous rions ensemble ; et puis je tricote, je suis contente de gagner quelque argent pour notre ménage et quand je suis fatiguée de tricoter, je pense, je réfléchis.

charles.

À quoi penses-tu ?

juliette.

Je pense au bon Dieu, qui m’a fait la grâce de devenir aveugle.

charles.

La grâce ? Tu appelles grâce ce malheur qui fait trembler les plus courageux ?

juliette.

Oui, Charles, une grâce ; si j’y voyais, je serais peut-être étourdie, légère, coquette. On dit que je suis jolie, j’en aurais de la vanité ; je voudrais me faire voir, me faire admirer ; le travail m’ennuierait ; je n’obéirais pas à Marianne comme je le fais, je ne t’aimerais pas comme je t’aime ; je n’aurais pas la consolation de penser à l’avenir que me prépare le bon Dieu après ma mort, et que chaque heure de la journée peut me faire gagner, en supportant avec douceur et patience les privations imposées aux pauvres aveugles.