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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

de les perdre, il fait alors ce qui n’est possible qu’à celui qui peut tout. Car on peut arracher la vie à plus élevé que soi ; on ne peut la donner qu’à son inférieur. Donner la vie, privilège de la souveraineté, laquelle n’est jamais plus auguste que lorsqu’elle exerce ce bienheureux pouvoir des dieux12, à qui tous, bons et méchants, nous devons la lumière. Que le prince donc, s’associant à la pensée divine, se complaise à voir ceux de ses sujets qui sont vertueux et utiles, et laisse le reste dans la foule ; qu’il s’applaudisse de l’existence des uns, qu’il tolère celle des autres.

VI. Songez que vous êtes dans une ville où, dans les rues les plus larges, une multitude sans cesse affluente s’étouffe au premier obstacle qui l’arrête en son cours ; où, rapide torrent, elle demande passage vers trois théâtres à la fois. Cette ville où se consomment les produits du reste du monde, en quel vaste et muet désert elle se changerait, s’il n’y devait rester que ce qu’un juge sévère pourrait absoudre ! Est il beaucoup de magistrats qui ne soient sous le coup de la loi même au nom de laquelle ils informent ? Est-il un accusateur sans reproche ? Je ne sais même si l’homme qui pardonne le plus difficilement n’est pas celui qui a le plus souvent eu besoin d’indulgence. Nous avons tous prévariqué, les uns plus, les autres moins ; ceux-ci de dessein prémédité, ceux-là poussés par l’occasion ou l’instigation des méchants ; et parfois, peu fermés dans nos sages principes, nous les avons à contre-cœur et malgré nous sacrifiés. Et l’on nous voit et l’on nous verra faillir jusqu’à notre dernier jour. Que dis-je ? Ces âmes si épurées, qui ont pour toujours échappé au désordre et aux égarements, ne sont remontées à l’état d’innocence qu’à travers bien des fautes.

VII. Or, puisque j’ai parlé des dieux, que puis-je mieux proposer au prince que de se former sur leur modèle, que d’être envers ses peuples ce qu’il voudrait que les dieux fussent envers lui ? Gagnerait-il à les trouver impitoyables pour toutes ses fautes et ses erreurs ? Voudrait-il s’en voir poursuivi jusqu’à sa perte totale ? Où serait le roi sûr de sa vie et dont les aruspices n’auraient pas à recueillir les restes[1] ? Que si les dieux, dans leur exorable justice, ne lancent pas soudain leur tonnerre sur les monarques prévaricateurs, combien n’est-il pas plus juste qu’un homme, placé à la tête d’hommes comme

  1. Allusion à la mort de Homulus.