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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

lui, exerce avec douceur son empire, et se demande si l’aspect de la nature n’est pas plus riant et plus beau par un jour pur et serein, que quand le globe s’ébranle aux éclats répétés de la foudre, et que les éclairs brillent de tous côtés13 ? Eh bien ! le tableau d’un règne paisible et modéré n’est pas autre que celui d’un ciel serein et sans nuage. Un gouvernement cruel, c’est l’orage dans une obscure nuit, où tout tremble au bruit de coups inattendus, où tout s’épouvante, où pas même l’auteur du trouble universel n’échappe aux contre-coups. On excuse plus facilement l’homme privé qui s’opiniâtre dans ses vengeances : il est vulnérable, et son ressentiment naît d’une injure éprouvée. D’ailleurs il craint le mépris ; et ne pas rendre guerre pour guerre paraîtrait faiblesse plutôt que générosité. Mais l’homme qui tient en main la vengeance et néglige d’en user, celui-là est sûr d’obtenir le glorieux titre de clément14. Libre aux individus obscurs de ramasser le ceste, de se jeter dans l’arène des procès, des querelles, et de lâcher bride à leur colère : entre jouteurs d’égale force les coups ne sont point si pesants ; mais un roi, qu’un seul éclat de voix, qu’une parole15 peu mesurée lui échappe, sa dignité est compromise.

VIII. Peut-être vous semble-t -il dur qu’on enlève aux princes cette liberté de paroles dont jouissent les moindres mortels. C’est être esclave, dit-on, ce n’est plus régner. Eh ! ne l’éprouvez-vous pas ? Tout en notre faveur, le gouvernement n’est servitude que pour vous. Bien différente est la situation de ces hommes cachés dans la foule qu’ils ne dépassent point ; leurs vertus, pour se produire, ont longtemps à lutter, et leurs vices sont obscurs comme eux16. Mais la renommée enregistre vos paroles et vos actes ; aussi nul ne doit-il se montrer plus inquiet de sa réputation que celui qui, bonne ou mauvaise, verra s’étendre au loin la sienne. Que de choses vous sont interdites qui, grâce à vous, nous sont permises ! Je puis aller seul et sans crainte par la ville où il me plaît, bien que nulle suite ne m’accompagne, et sans avoir d’arme chez moi ni à mon côté ; vous, au sein de la paix que vous donnez à tous, il vous faut vivre armé. Vous ne pouvez vous dégager de votre fortune ; elle vous assiège, et n’importe où vous descendiez, elle vous suit17 en grand appareil. Telle est la servitude du rang suprême de ne pouvoir se faire petit. Cette nécessité vous est commune avec les dieux : leur ciel aussi les retient captifs, et descendre est aussi impossible pour eux que