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DES BIENFAITS, LIVRE I.

gences sans fin, humeur changeante et qui se repent d’une bonne œuvre à peine faite, esprit chagrin qui incrimine les moindres retards ; voilà ce qui tue toute reconnaissance, non-seulement après le bienfait, mais au moment même où l’on donne. Près de qui en effet suffit-il d’une simple ou d’une première demande ? Au seul soupçon qu’on vient nous prier, qui de nous par un front rembruni, des regards distraits, des prétextes d’affaires, des discours sans fin calculés de manière à ne pas conclure, ne ferme d’avance la bouche à la supplication, ou n’esquive par mille détours l’abord des plus pressantes misères ? Serré de près et pris au dépourvu, ce sont des délais que j’appelle de lâches refus ; ou, si l’on promet, n’est-ce point d’un air de répugnance, le sourcil froncé, avec ces sèches paroles qui ont peine à sortir ? Or comment se sentir obligé par des services bien moins obtenus qu’arrachés ? Peut-on montrer de la reconnaissance à qui laisse tomber ses faveurs du haut de son orgueil, à qui les jette avec humeur, à qui donne par lassitude, pour n’être plus importuné ? Quelle erreur d’espérer du retour quand on m’a excédé de remises, torturé par3 l’attente ! Les sentiments de l’obligé se règlent sur ceux du bienfaiteur ; ne soyez donc point tièdes à obliger ; on ne doit plus qu’à soi-même ce qu’on a reçu d’un indifférent. Gardez aussi de trop tarder : l’intention faisant le prix du service, accorder tard, c’est avoir longtemps refusé. Surtout n’humiliez point : car l’injure, tel est le cœur humain, pénètre plus avant que la bienfait ; en moins de rien celui-ci4 s’efface, le souvenir de l’autre est tenace et fidèle. Or qu’attendre d’un homme que l’on offense en l’obligeant ? C’est bien assez pour vous s’il vous pardonne vos bienfaits.

Qu’au reste la foule des ingrats ne ralentisse point notre générosité. Car nous les premiers, je le répète, nous contribuons à les multiplier ; et puis, voit-on les dieux eux-mêmes se départir de leur munificence, nécessité pour eux si douce, parce que certains hommes les outragent ou les oublient ? Les dieux suivent leur nature : ils versent leurs dons sur l’univers et jusque sur ceux qui mésinterprètent leurs bontés. Prenons-les pour guides5, autant que nous le permettent nos imperfections : donnons, ne plaçons point à usure. Nous méritons d’être déçus, si nous avançons un bienfait dans l’espoir qu’il nous reviendra. « Mais il nous a mal réussi ! » Nos enfants aussi et nos femmes trompent nos espérances : nous prenons néanmoins les titres de pères et d’époux ; et l’expérience nous trouve si rebelles, que