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DES BIENFAITS, LIVRE V.

quitta jamais. Ingrat fut Marc-Antoine envers son dictateur, quand il le proclama légitimement tué[1], quand il livra, des provinces et des armées à ses meurtriers, et quand sa patrie, déchirée de proscriptions, d’invasions et de guerres, était destinée, par lui, après tant de maux, à des rois qui n’étaient pas même Romains, afin que celle qui rendait naguère à l’Achaïe, à Rhodes, à presque toute cité fameuse l’intégrité de leurs droits et l’indépendance à titre gratuit, en revanche payât tribut à des eunuques.

XVII. Tout un jour ne pourrait suffire à énumérer tous ces hommes qui furent ingrats jusqu’à consommer la perte de leur pays. J’aurais une tâche non moins immense, si je voulais récapituler de quelles ingratitudes elle paya les meilleurs et les plus dévoués de ses fils, cette république aussi souvent coupable qu’on le fut envers elle. Elle envoie Camille en exil ; elle force Scipion à la retraite ; on bannit Cicéron après sa victoire sur Catilina, on détruit ses pénates, on pille ses biens, il souffre tout ce qu’il eût souffert de Catilina vainqueur. Rutilius, pour prix de son intégrité, est relégué dans un coin de l’Asie ; Caton est écarté une fois de la préture, et du consulat toute sa vie. Nous sommes un peuple ingrat.

Que chaque homme s’interroge : pas un qui ne se plaigne de l’ingratitude de quelque autre. Or il ne se peut faire que tous se plaignent sans qu’il y ait à se plaindre de tous : tous sont donc ingrats. Ne sont-ils que cela ? Tous sont cupides, tous envieux, tous lâches, ceux notamment qui affichent le plus d’audace. Ajoute encore : tons sont ambitieux, tous impies. Mais ne t’en irrite point ; pardonne-leur : ils sont tous insensés8. Je ne veux pas te rappeler à de vagues généralités, ni te dire : « Vois combien la jeunesse est ingrate ! » Est-il un fils si pur de toute idée de parricide, qui ne souhaite la mort de son père ; si modéré, qui ne l’attende ; si affectionné qui n’y songe ? Est-il bien des hommes qui, maris d’excellentes femmes, craignent assez de les perdre pour ne pas compter ce qu’ils y gagneraient9 ? Où est, dis-moi, où est le plaideur, défendu par toi, chez qui survive, à sa prochaine affaire, le souvenir d’un si grand service ? Voici un fait avoué de tous : quel homme meurt sans se plaindre ? Qui, au jour suprême, ose dire :

j’ai vécu, j’ai rempli toute ma destinée[2]

  1. Ceci a trait à la liaison momentanée de Marc-Antoine avec les meurtriers de César.
  2. Éneid. IV, 651.