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DES BIENFAITS, LIVRE V.

malheureux s’il le perd ? Eh bien ! un homme dont j’augmente la félicité, à qui j’épargne le risque du plus grand des malheurs, ne reçoit-il pas un bienfait de moi ? « Non, dites-vous, car s’il est des services qui, rendus à d’autres, s’étendent jusqu’à nous, nul retour ne doit s’exiger que de celui qui a reçu, comme l’argent prêté se demande au débiteur, bien qu’il me soit indirectement parvenu. Il n’est point de service dont les avantages ne se fassent sentir à ceux qui nous touchent, à ceux même souvent qui nous sont étrangers. On ne recherche pas où passe le bienfait sortant des mains de ceux qui l’ont reçu, mais où on l’a d’abord placé : c’est à l’acceptant lui-même, à lui personnellement qu’on le répète. » Mais enfin, je vous prie, ne dites-vous pas : vous m’avez rendu mon fils : s’il eût péri, je n’aurais pas survécu ? Et vous ne devez rien pour la vie de ce fils, cette vie que vous préférez à la vôtre ? Et lorsque je vous sauve ce fils, vous tombez à genoux, vous rendez grâce aux dieux, comme si je vous eusse sauvé vous-même. Il vous échappe de dire : « Sauver les miens ou moi, c’est tout un ; vous avez sauvé deux personnes, et moi plus que mon fils. » Pourquoi ce langage, si vous ne receviez pas un bienfait ? « Par la même raison que si mon fils avait emprunté, je rembourserais le créancier, sans que pour cela j’aie dû personnellement. Par la même raison que si mon fils était surpris en adultère, je rougirais, sans être adultère moi-même. Je me dis obligé pour mon fils, non que je le sois réellement, mais parce qu’il me plaît de m’offrir à vous comme débiteur volontaire. Après que son salut m’a procuré une satisfaction vive, un immense avantage, après que j’ai échappé à l’affreux déchirement de sa perte, il s’agit de savoir, non si vous me fûtes utile, mais si vous êtes mon bienfaiteur. La brute aussi, la pierre, l’herbe des champs sont utiles, mais d’elles ne vient pas le bienfait, qui ne part que de la volonté. Or ce n’est pas au père, c’est au fils que vous voulez du bien ; souvent même vous ne connaissez pas le père. Ainsi à cette demande : « Quoi ! je n’ai pas été le bienfaiteur du père en sauvant le fils ? » opposez cette autre : « Quoi ! j’ai été le bienfaiteur du père que je ne connaissais pas, à qui je ne songeais pas ? » Et encore, ne peut-il pas arriver que vous haïssiez le père tout en sauvant le fils ? Et vous passeriez pour le bienfaiteur d’un homme dont vous étiez l’ennemi mortel quand vous l’obligiez ? »

Mais, pour quitter la discussion dialoguée et répondre en jurisconsulte, c’est l’intention qu’il faut considérer. Le bienfaiteur a obligé celui qu’il voulait obliger. Si c’est le père qu’il avait