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DES BIENFAITS, LIVRE V.

en vue, le père a reçu le bienfait ; mais le bienfait dont son fils fut l’objet ne le lie pas, lui le père, bien qu’il en jouisse. Cependant, s’il en a l’occasion, il voudra, à son tour, payer du sien, non comme étant tenu de s’acquitter, mais comme ayant un motif d’initiative. Le bienfait ne doit pas se répéter au père : s’il fait en retour quelque acte de bienveillance, il est juste plutôt que reconnaissant. Car autrement plus de limites : si j’oblige le père, j’oblige aussi la mère, l’oncle, les enfants, les alliés, les amis, les esclaves, la patrie. Où donc le bienfait commence-t-il à s’arrêter ? Car ici arrive l’insoluble sorite[1], qu’il est difficile de borner, parce qu’il procède pas à pas et ne cesse de gagner du terrain.

Autre question : deux frères sont en discorde ; si je sauve l’un, aurai-je servi l’autre, qui sera fâché qu’un frère qui lui est odieux n’ait pas péri ? Sans nul doute il y a bienfait lorsqu’on nous oblige même malgré nous, tout comme il n’y en a pas, quand on nous oblige malgré soi.

XX. « Tu te dis bienfaiteur, m’objectera-t-on, de ceux que tu choques, que tu tortures ? » Eh ! que de bienfaits ont l’abord fâcheux et révoltant, par exemple trancher et brûler pour guérir, et garrotter les membres ? Il s’agit de voir, non si le bienfait chagrine qui le reçoit, mais s’il ne devrait pas le réjouir. Un denier n’est pas de mauvais aloi parce qu’un barbare, ignorant l’empreinte romaine, n’en a pas voulu. On déteste le bienfait et on le reçoit, si toutefois il est utile, s’il est donné dans l’intention qu’il soit utile. Qu’importe, si la chose est bonne, qu’elle soit reçue de mauvaise grâce ? Mais voyons prends l’hypothèse contraire : cet homme déteste son frère qu’il est de son intérêt de conserver : j’ai tué ce frère. Est-ce là un bienfait, quoique l’autre le dise et s’en félicite ? c’est nuire bien traîtreusement que de se faire remercier du tort qu’on a fait. « Je comprends : une chose utile, c’est un bienfait ; une chose nuisible, oe n’en est pas un. » En voici une pourtant qui n’est ni utile ni nuisible et qui ne laisse pas d’être un bienfait. J’ai trouvé ton père sans vie dans un lieu désert, et je l’ai enseveli : cela n’a fait de bien ni à lui (que lui importait de quelle manière son corps allait se dissoudre ?) ni à son fils : car quel avantage en a-t-il recueilli ? Voici néanmoins ce qu’il y a gagné : il n’a pas manqué, grâce à moi, à un devoir solennel et imposé par la nature. J’ai fait pour son père

  1. Voy. la Lettre LXXXV.