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DES BIENFAITS, LIVRE V.

biteurs qu’il sait avoir failli et qui, en fait d’honneur, n’ont plus rien à perdre ; de même je laisserai là certaines ingratitudes sans pudeur, endurcies, et je ne redemanderai qu’à l’homme qui ne se laissera pas arracher, mais qui rendra de bonne grâce.

XXII. Beaucoup ne savent ni désavouer ce qu’ils ont reçu ni le rendre : ni assez bons pour être reconnaissants, ni assez méchants pour être ingrats ; c’est négligence, c’est lenteur ; débiteurs en retard, non insolvables. Ceux-là je ne les sommerai point, je les avertirai, je les ramènerai au devoir dont d’autres soins les distrayaient ; ils me répondront aussitôt : « Pardon ; en vérité j’ignorais que tu en eusses besoin ; sans quoi je me fusse empressé de te l’offrir. Ne me prends pas, je te prie, pour un ingrat ; je n’ai pas oublié ce que tu as fait pour moi. » Pourquoi donc hésiterais-je à rendre de pareils hommes meilleurs et pour eux et pour moi ? J’empêcherai qui je pourrai de manquer au devoir, et mon ami bien plus qu’un autre, s’il y devait surtout manquer envers moi. Je lui rends un nouveau service si je le sauve de l’ingratitude ; et non point par de durs reproches, mais le plus délicatement possible, pour le laisser maître de s’acquitter, je réveillerai ses souvenirs : je lui demanderai un service : il comprendra de lui-même que je redemande. Parfois j’emploierai une certaine rudesse de paroles, si j’ai l’espoir qu’il puisse s’amender ; car, s’il est incurable, je me garderai par cela même de le tourmenter, et d’un ingrat je ne me ferai pas un ennemi. Sans doute épargner à l’ingrat l’aiguillon des avertissements c’est le rendre plus paresseux encore à s’acquitter. Mais les âmes que l’on peut guérir et ramener au bien, au moindre remords qu’on éveille, devra-t-on les laisser se perdre faute d’une seule représentation qui suffit au père pour corriger le fils, à l’épouse pour rappeler à elle l’époux qui s’égarait, à l’ami pour réchauffer la tiédeur d’un ami ?

XXIII. Certaines gens pour se réveiller n’ont pas besoin qu’on les frappe, mais qu’on les secoue légèrement ; de même il est des hommes dont la reconnaissance et la foi, sans être éteintes, sont assoupies : il faut les piquer. Que notre don ne soit pas un piège : or c’en est un, si l’on n’évite de redemander que pour que pour faire de moi un ingrat. « Et si j’ignore tes besoins, si d’autres occupations, qui partagent et réclament mes soins, m’ont fait oublier l’occasion ? Montre-moi ce que