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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

pas laissé de mains pour prêter serment, s’en va criant et poursuivant par mandataires, au fort même d’un accès, la rentrée de ses as !

En vain tu m’étalerais frappée en monnaie toute cette masse de métaux qu’on tire incessamment des mines[1], et tu produirais au jour tout ce qu’enfouit de trésors l’avarice qui rend à la terre ce qu’elle lui a mal à propos ravi, cet énorme entassement ne serait pas digne à mes yeux de faire sourciller le sage. Combien on devrait se rire de ce qui nous tire tant de larmes !

XXXIV. Voyons maintenant : parcours les autres causes de colère, le manger, le boire, et jusque dans ces choses des rivalités d’ambition, les recherches du costume, les mots piquants, les insultes, les attitudes peu respectueuses, les soupçons, l’indocilité d’une bête de somme, la paresse d’un esclave, l’interprétation maligne des propos d’autrui, qui ferait juger la parole comme un présent funeste de la nature. Crois-moi, ce sont choses légères qui nous fâchent si grièvement : les luttes et les querelles d’enfants n’ont pas de motifs plus frivoles. Dans tout ce que nous faisons avec une si triste gravité, rien de sérieux, rien de grand. Votre colère, encore une fois, votre folie vient de ce que vous faites trop grand cas de petites choses. « Tel a voulu m’enlever un héritage ; tel qui m’avait longtemps capté par l’espoir de son testament s’est fait mon accusateur ; tel a voulu séduire ma concubine. » Ce qui devait être un nœud d’amitié, la communauté de vouloir, devient un ferment de discorde et de haine.

XXXV. Un chemin étroit est une cause de rixes entre les passants ; dans une voie large et spacieuse toute une population circule sans se heurter. Les objets de vos convoitises, par leur exiguïté et parce qu’ils ne peuvent passer à l’un sans être ôtés à l’autre, excitent de même, chez tant de prétendants, et des combats et des disputes. Tu t’indignes qu’un esclave, qu’un affranchi, que ta femme, que ton client aient osé te répondre ; puis tu vas te plaindre qu’il n’y a plus de liberté dans l’État, toi qui l’as bannie de chez toi ! Qu’on ne réponde pas à tes questions, on est traité de rebelle. Ah ! qu’ils aient le droit de parler, et de se taire et de rire ! — Devant le maître ? dis-tu. — Non, devant le père de famille(24). Pourquoi ces cris, ces vociférations, ces fouets que tu demandes au milieu du repas ? Parce que tes esclaves ont parlé, parce que dans cette salle aussi pleine qu’un

  1. Metallis quæ depromimus. Lemaire donne à tort deprimimus.