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CONSOLATION A MARCIA.

noble, d’une beauté parfaite, tout ce qui en un mot relève de l’incertaine et mobile fortune n’est qu’un appareil étranger qu’on nous prête, mais dont rien n’est donné en propre : la scène est ornée de décorations d’emprunt qui doivent retourner à leurs maîtres. Les unes seront remportées aujourd’hui, les autres demain ; peu resteront jusqu’au dénouement. L’homme n’a donc pas droit d’être fier, de se croire au milieu de ses biens ; on n’a fait que lui livrer à bail ; l’usufruit seul est à lui, c’est au propriétaire à fixer la durée de la concession11. Notre devoir à nous, est de tenir toujours disponible ce qui nous fut commis pour un temps indéterminé, et de tout rendre sans murmure à la première sommation. Il n’est qu’un méchant débiteur qui cherche chicane à son créancier. Tous nos proches, suivant ce principe, tant ceux que l’ordre de la nature nous fait souhaiter de laisser après nous, que ceux dont le vœu légitime est de nous précéder dans la tombe, doivent nous être chers à ce titre, que rien ne nous promet que nous les posséderons toujours, ni même que nous les posséderons longtemps. Habituez votre tendresse à voir en eux des êtres qui vous échapperont, qui déjà vous échappent ; regardez tout présent du sort comme chose réservée par le maître[1]. Saisissez au passage la douceur d’être père ; faites goûter à vos enfants celle de vous posséder : pressez-vous de jouir pleinement les uns des autres. Rien ne vous assure du jour présent ; un jour ! trop long délai, de l’heure où je parle. Hâtez-vous : la fatalité vous talonne ; tous vos entours vont être dispersés ; la tente où vous dormez va se replier au cri d’alerte. Tout se doit ravir à la course. Malheureux, vous ne savez pas vivre en fugitifs.

Si vous pleurez la mort de votre fils, accusez l’heure de sa naissance : dès sa naissance l’arrêt de mort lui fut signifié. Il vous fut donné à cette condition : c’est la destinée qui dès le sein maternel ne cessait de le suivre. Nous venons au monde sujets de la fortune, reine cruelle et inexorable ; pour subir à sa discrétion le juste aussi bien que l’injuste. Nos corps sont livrés sans réserve à sa tyrannie, à ses outrages, à toutes ses rigueurs : elle condamnera ceux-ci au feu, soit comme supplice, soit comme remède ; ceux-là aux chaînes de l’ennemi ou de leurs concitoyens ; les uns nus et roulant de vague en vague sur le mobile Océan, après une longue lutte n’échoueront pas même sur un banc de sable ou sur la plage : quelque monstre

  1. Exceptum auctori, Gronov., au lieu de : exemptum auctore.