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CONSOLATION A MARCIA.


que c’est un charme[1] pour l’étranger de se voir montrer par son hôte les merveilles d’une ville inconnue, c’en est un pour votre fils d’interroger sur les phénomènes célestes un interprète de famille. Ils aiment encore à abaisser leur regard sur cette terre lointaine : ils prennent plaisir à contempler du haut de leur gloire ce qu’ils38 ont quitté. Dans toutes vos actions, Marcia, songez que vous êtes sous les yeux d’un père et d’un fils, non tels que vous les connûtes, mais tels que sont des êtres plus parfaits, des citoyens du ciel ; rougissez de toute pensée basse et vulgaire, et de pleurer leur bienheureuse métamorphose. Libres dans l’éternel espace, et jouissant de l’immensité, rien ne les sépare plus, ni les barrières de l’Océan, ni hautes montagnes, ni profondes vallées, ni syrtes aux sables perfides ; toutes leurs voies sont unies ; dans leur facile et rapide essor, leurs âmes se pénètrent l’une l’autre et se confondent parmi les astres.

XXVI. Figurez-vous, ô Marcia ! entendre du haut des célestes voûtes la voix de ce père qui eut sur vous l’autorité que vous aviez sur votre fils. Ce n’est plus cette amère parole qui déplorait nos guerres civiles, et par laquelle les prescripteurs furent à jamais proscrits dans l’histoire ; c’est un langage plus sublime encore, digne du lieu d’où il parle : « Pourquoi, ma fille, t’enchaîner à de si longs ennuis ? D’où vient une telle ignorance du vrai, qui te fait croire ton fils iniquement traité, parce qu’il a pris en dégoût la vie et s’est retiré vers ses pères ? Ne sais-tu point par quels orages la fortune bouleverse toutes choses ; qu’elle ne prête ses faveurs et son indulgence qu’à ceux qui ont avec elle le moins d’engagements ? Te citerai-je ces rois dont le bonheur eût été complet, si la mort fût venue plus tôt les soustraire aux maux qui allaient suivre ? Et ces capitaines romains, dont la gloire serait sans ombre39 si l’on ôtait quelque chose à leurs jours ? Et ces héros, ces illustres têtes formées pour le glaive du bourreau militaire ? Regarde ton père et ton aïeul, ton aïeul livré à la merci d’un assassin étranger ; je n’ai, moi, souffert qu’aucune main touchât à ma personne, et, m’abstenant de toute nourriture, j’ai fait voir combien[2] j’étais fier du courage qui dicta mes écrits. Faut-il que, dans notre famille, celui-là soit le plus longtemps pleuré, dont la mort est la plus heureuse ? Ici toutes les âmes ne forment qu’une âme ; et nous reconnaissons hors de l’épaisse nuit

  1. Je lis monstretor, manusc. Fickert, et non monstratus.
  2. Juvaret, manusc. Lemaire : juvat.