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CONSOLATION À POLYBE.

je dirais : Ou votre frère exige de vous des souffrances et des pleurs sans fin, alors il est indigne de tant d’affection ; ou il est loin de les vouloir, et il faut renoncer à une douleur inefficace pour tous deux : à un cœur dénaturé de tels regrets ne sont pas dus ; un cœur aimant les refuserait. Mais la tendresse de celui-ci vous fut trop bien prouvée : tenez pour certain que la plus vive peine qu’il pût ressentir serait de vous voir pour lui dévoré d’amertumes, et vos yeux, qui le méritent si peu, condamnés sans relâche à se remplir tour à tour et à s’épuiser de larmes. Mais voici surtout ce qui doit épargner à votre tendresse des gémissements superflus : songez aux frères qui vous restent et que vous devez instruire d’exemple à se roidir sous l’injuste main qui les frappe. Les grands capitaines, après un échec, affectent à dessein de la gaieté, et déguisent leur position critique sous un semblant de satisfaction, de peur qu’en voyant leur chef consterné, le courage des soldats ne s’abatte : tel est maintenant votre devoir. Prenez un visage qui démente l’état de votre âme, et, s’il se peut, bannissez entièrement vos douleurs : sinon, concentrez-les, contenez-en jusqu’aux symptômes ; ayez soin que vos frères se règlent d’après vous ; ils jugeront bienséant tout ce qu’ils vous verront faire, et leurs sentiments se régleront sur votre visage. Vous devez être et leur consolation et leur consolateur ; pourrez-vous retenir leurs plaintes, si vous laissez un libre cours aux vôtres ?

XXV. Un autre moyen de vous préserver des excès de l’affliction, c’est de réfléchir que rien de ce que vous faites ne peut rester secret. Une grande tâche vous fut imposée par le suffrage de l’univers[1] : osez la remplir. Vous êtes entouré de tout un essaim de consolateurs qui épient l’intérieur de votre âme et tâchent de surprendre jusqu’où va sa force contre la douleur8, et si vous n’êtes habile qu’à user de la bonne fortune, et si vous sauriez souffrir en homme l’adversité ; tous les yeux observent les vôtres. Tout est permis à ceux dont les affections peuvent se cacher ; pour vous, le moindre mystère est impossible : la fortune vous expose au grand jour ; le monde entier saura de quel air vous aurez reçu cette blessure, si au premier choc vous avez baissé l’épée, ou si vous êtes demeuré ferme. Désormais, au poste élevé où l’amitié de César et votre gloire littéraire vous ont mis, nul acte vulgaire ne vous sied, nulle faiblesse de cœur. Or quoi de plus faible et de moins viril

  1. Voir pour tout ce chapitre : De la clémence, I, viii ; et Lettre xliii.