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CONSOLATION À POLYBE.

XXXIII. Ainsi donc ce prince, l’universel consolateur du monde, a déjà, si tout ce que je vois ne m’abuse, soulagé votre âme et appliqué sur une si grave blessure des remèdes encore plus puissants ; il n’a rien omis pour vous raffermir : tous les exemples propres à vous inspirer la résignation, sa mémoire si fidèle20 vous les a rapportés ; il vous a développé les préceptes de tous les sages avec son éloquence ordinaire. Nul n’aurait mieux rempli que lui ce rôle de persuasion. De tels discours auront un bien autre poids, tombant de ses lèvres comme autant d’oracles ; toute la violence de votre douleur se brisera devant cette autorité plus qu’humaine. Figurez-vous l’entendre vous dire : « Tu n’es pas le seul que la Fortune se soit choisi pour victime d’une si rude disgrâce ; pas une maison sur toute la face du globe n’existe ou n’a existé, qui n’ait eu quelque catastrophe à pleurer. Sans m’arrêter à des faits vulgaires qui, plus obscurs, n’en sont pas moins frappants, c’est à nos fastes, aux annales de cette république que je te ramène. Tu vois toutes ces images qui remplissent le vestibule des Césars. En est-il une que n’ait rendue fameuse quelque grande peine domestique ? Est-il un de ces hommes, ornement des siècles où ils brillèrent, qui n’ait eu le cœur déchiré du trépas des siens, ou qui ne leur ait lui-même laissé les plus cuisants regrets21 ? Te rappellerai-je Scipion l’Africain apprenant dans l’exil la mort de son frère ? Il l’avait arraché à la prison, mais à la mort, il ne le put ; et combien le droit le plus légitime révoltait sa tendresse pour lui ! tous l’avaient vu quand, le même jour qu’il enleva ce frère aux mains de l’appariteur du tribun, il osa, homme privé, s’opposer au tribun lui-même. Il supporta cependant la mort de ce frère avec autant de courage qu’il l’avait défendu. Te citerai-je Scipion Émilien, témoin, presque en un seul et même moment, du triomphe d’un père et des funérailles de deux frères ? Eh bien, à peine adolescent, touchant encore à l’enfance, quand sa famille s’ensevelissait dans les trophées même de son chef22, il contempla ce brusque vide avec la fermeté d’un héros né pour que Rome ne manquât point d’un Scipion, ou que Carthage ne survécût pas à ce nom-là.

XXXIV. « Parlerai-je de l’heureuse union des deux Lucullus rompue par la mort ? Et les Pompée, à qui le cruel destin ravit jusqu’à la consolation de s’abimer dans le même naufrage ? Sextus Pompée survécut d’abord à sa sœur, dont la mort dénoua les liens si solidement formés de la paix publique ; il survécut à ce digne frère que la Fortune n’avait tant élevé que pour