Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/210

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en foule aux lieux où ils apprennent qu’on vante le plaisir. Cette volupté d’Épicure, telle que vraiment je la conçois, ils n’apprécient pas combien[1] elle est réservée et sobre : c’est au nom seul qu’ils accourent, cherchant pour leurs désordres une autorité quelconque et un voile. Seul bien de l’homme vicieux, la honte du vice les abandonne 12 : ils louent ce dont ils rougissaient, ils se font gloire de leur corruption ; et se relever de sa chute est impossible à cette jeunesse qui décore d’un titre honorable ses turpitudes et sa lâcheté.

XIII. Voilà ce qui rend cette apologie du plaisir pernicieuse : les préceptes honnêtes se cachent au fond de la doctrine, la séduction est à la surface. Oui, et telle est à moi ma pensée, je le dis en dépit de ceux des nôtres qui courtisent la foule, la morale d’Épicure[2] est vertueuse, irréprochable ; à l’examiner de près, elle est même austère. Ce qu’il appelle volupté se réduit à quelque chose d’assez étroit, d’assez maigre ; la loi que nous imposons à la vertu, il l’impose au plaisir. Il le veut soumis à la nature ; or c’est bien peu pour la mollesse que ce qui suffit à la nature. D’où vient donc le mal ? De ce que ceux qui mettent le bonheur dans une oisiveté nonchalante, dans les jouissances alternatives de la table et des femmes, cherchent pour une mauvaise cause un patron respectable. Ils s’en viennent, attirés par un nom qui séduit ; ils suivent, non la volupté qu’il enseigne, mais celles qu’ils lui apportent ; croyant voir dans leurs passions les préceptes du maître, ils s’y abandonnent sans réserve et sans feinte, et la débauche enfin court tête levée. Je ne dis donc pas, comme presque tous les nôtres : « La secte d’Épicure est une école de scandale » ; mais je dis : « Elle a mauvais renom ; on la diffame sans qu’elle le mérite. » Qui peut bien connaître le temple, s’il n’est admis dans l’intérieur ? Le fronton seul donne lieu aux faux bruits et invite à une coupable espérance. Il y a là comme qui dirait un héros en habit de femme. Tu gardes les lois de la pudeur, et la vérité t’est sacrée : ta personne ne se prête à aucune souillure, mais tu as à la main le tambour de Cybèle. Choisis donc un honnête drapeau et une devise qui par elle-même excite les âmes à repousser des vices dont l’approche seule nous amollit. Quiconque passe au camp de la vertu est présumé un noble caractère ; qui s’enrôle sous la volupté est aux yeux de tous

  1. Quam sobria, au lieu de quum.
  2. Voir aussi Lettre XXXIII.