Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/225

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genoux dans les rues, ou qu’un vieillard en robe de lin[1], tenant une branche de laurier et une lanterne en plein jour, crie de toute sa force que quelque Dieu est irrité, vous accourez tous, vous êtes tout oreilles : il est inspiré, affirmez-vous ; et de l’ébahissement des uns s’augmente l’ébahissement des autres. Mais voici Socrate, qui de cette prison purifiée par sa présence et devenue plus respectable que pas un sénat, vous adresse ce langage : « Quelle est cette frénésie ? quelle est cette nature ennemie des dieux et des hommes, qui vous fait diffamer les vertus, et dans vos propos malfaisants violer les choses saintes ? Si vous le pouvez, louez les bons ; sinon, passez outre. Que s’il vous plaît de donner cours à votre odieuse licence, ruez-vous les uns contre les autres. Lorsqu’en effet votre folie s’attaque au ciel même, je ne dis pas que vous faites un sacrilége, mais vous perdez votre peine. Moi, j’ai fourni jadis matière aux bouffonneries d’Aristophane ; toute cette poignée de poëtes burlesques a vomi contre moi ses sarcasmes envenimés 21. Ma vertu a dû son plus beau lustre aux atteintes qu’on lui portait : car le grand jour et les persécutions la servent, et nul n’apprécie mieux tout ce qu’elle vaut que ceux qui ont éprouvé ses forces en la provoquant. La dureté du caillou ne se fait bien connaître qu’à ceux qui le frappent. Je me livre à vos coups comme un rocher isolé sur une mer houleuse : les flots, quelque vent qui les pousse, le battent incessamment sans pour cela l’ébranler de sa base ni, malgré tant de siècles et des attaques perpétuelles, le détruire. Attaquez-moi, donnez l’assaut : c’est en vous supportant que je triompherai. Contre une force insurmontable toute agression, si vive qu’elle soit, ne fait tort qu’à elle-même. Cherchez donc quelque matière plus molle, plus prompte à céder, où puissent s’enfoncer vos traits. Avez-vous bien loisir de scruter les faibles d’autrui, de vous faire juges de qui que ce soit ? « Pourquoi ce philosophe est-il si largement logé ? Pourquoi ce sage a-t-il si bonne table ? » Vous prenez garde aux pustules d’autrui, vous, sillonnés de tant d’ulcères. C’est comme qui rirait des taches rares d’un beau corps ou des moindres verrues, quand une lèpre hideuse le dévorerait lui-même. Reprochez à Platon d’avoir demandé de l’argent, à Aristote d’en avoir reçu, à Démocrite de s’en être peu soucié, à Épicure de l’avoir dissipé, reprochez-moi sans cesse Alcibiade et Phèdre. Ô trop heureuse la vie dont vous jouirez

  1. Prêtre égyptien.