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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


gardera de tirer vengeance d’une insulte : ce serait en honorer l’auteur. Car s’il existe un homme dont le mépris nous pèse, nécessairement son estime nous flatte.

XIV. Il y a des gens assez déraisonnables pour croire qu’une femme peut les offenser. Qu’importent ses richesses, le nombre de ses porteurs, les bijoux qui chargent ses oreilles, l’ampleur de sa litière ? Ce n’en est pas moins un être peu éclairé ; et si de saines doctrines, si un long enseignement n’ont retrempé cette âme, elle reste intraitable, et esclave de ses passions Quelques-uns ne peuvent souffrir qu’un friseur les coudoie, prennent pour offenses les difficultés d’un portier, la morgue d’un nomenclateur15, les hauteurs d’un valet de chambre. Oh ! que tout cela doit faire rire de pitié et doit remplir d’une douce satisfaction celui qui, du fracas des erreurs d’autrui, ramène ses regards sur sa propre tranquillité ! « Qu’est-ce à dire ? Le sage n’approchera pas d’une porte que défend un gardien brutal ? » Assurément il en tentera l’accès, si c’est chose essentielle qui l’appelle ; cet homme, quel qu’il soit, il le traitera comme un chien hargneux, qu’on apaise en lui jetant de la pâture. Il ne s’indignera pas d’une légère dépense pour franchir le seuil d’une maison, en pensant qu’il y a des ponts où le passage se paye. Il payera donc aussi cet homme, si brutal qu’il soit, qui lève un impôt sur les visites : il sait acheter ce qui se vend. Il n’y a qu’un petit esprit qui s’applaudisse d’avoir dit son fait à un portier, de lui avoir brisé sa baguette[1], d’avoir été droit au maître et demandé satisfaction sur les épaules de l’esclave. On descend, dans la lutte, au niveau de l’adversaire ; l’eut-on vaincu, on s’est fait son égal16. « Mais si le sage reçoit des soufflets, comment agira-t-il ? » Comme Caton quand on le frappa au visage : il ne prit point feu, il ne vengea point son injure, il n’eut pas même besoin de pardonner ; il la nia. Il y avait plus de grandeur à nier qu’à pardonner. Nous n’insisterons pas longtemps ; qui ne sait en effet que nulle de ces choses qui passent pour des biens ou des maux n’apparaît au sage sous la même face qu’aux autres hommes ? Il ne s’inquiète pas de savoir ce qu’ils appellent honte et misère ; il ne fait point route avec la foule : mais de même que les astres, dont la marche est en sens contraire à celle des cieux, lui il avance au rebours des préjugés de tous.

  1. Qu'il tenait à la main pour écarter les importuns, les mendiants et les animaux. Voir De la colère, III, XXXVII.