Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/259

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
222
DE LA PROVIDENCE.


de grands hommes en lutte contre l’adversité. Souvent nous nous plaisons à voir un jeune homme intrépide qui reçoit, armé d’un épieu, l’élan d’une bête féroce, qui soutient jusqu’au bout l’attaque d’un lion sans pâlir ; le spectateur est d’autant plus charmé que ce brave est d’un sang plus illustre. Ce n’est point là ce qui peut attirer l’attention divine, ce ne sont pas ces puérils passe-temps de la frivolité humaine. Voici un spectacle digne d’appeler les regards du Dieu qui veille à l’œuvre de ses mains ; voici un duel3 digne de Dieu : l’homme de cœur aux prises avec la mauvaise fortune, surtout s’il a provoqué la lutte. Oui, je ne vois rien de plus beau sur la terre aux yeux du maître de l’Olympe, quand il daigne les y abaisser, que ce Caton, inébranlable après la chute dernière de son parti, et debout encore au milieu des ruines de la république, « Que le monde, se dit-il, soit tombé sous la loi d’un seul, la terre occupée par ses légions, la mer par ses flottes, que les armes de César nous tiennent assiégés, Caton saura trouver une issue : son bras seul lui ouvrira une large voie vers la liberté. Ce fer, que la guerre civile même n’a pu souiller ni rendre criminel, va donc enfin servir à un digne et glorieux usage. La liberté, qu’il n’a pu rendre à la patrie, il va la donner à Caton. Accomplis, ô mon âme, l’œuvre de tes longues méditations : dérobe-toi aux misères de l’humanité. Déjà Pétreius et Juba ont pris leur élan, et ils gisent percés par la main l’un de l’autre. Noble et généreux pacte de mort, mais peu convenable à notre grand caractère. Il nous siérait aussi peu de demander la mort que la vie. »

Certes les dieux auront vu avec une vive joie ce héros, cet intrépide libérateur de lui-même, veiller au salut des autres, organiser la retraite des fuyards, se livrer à l’étude cette même nuit qui devait être pour lui la dernière, plonger le fer dans sa poitrine sacrée, semer ses entrailles sur le sol et ouvrir de sa main une issue à cette âme auguste que le glaive eût profanée. Et, je veux le croire, si le coup fut mal assuré et insuffisant, c’est que c’était peu pour les dieux d’avoir vu Caton dans cette unique scène ; ils retinrent sa vertu et la redemandèrent : elle dut reparaître dans un acte plus difficile. Car il y a moins de courage à faire une première épreuve de la mort qu’à la recommencer. Les dieux pouvaient-ils ne pas se complaire à voir leur élève échapper à la vie par un si beau et si mémorable trépas ? C’est une apothéose qu’un trépas admiré de ceux-là même qu’il épouvante.