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DE LA PROVIDENCE.


précieuse, et pour qui de jeunes mignons, au sexe indécis ou retranché par le fer et instruits à tout souffrir, délayent dans l’or la neige qui couronne leur coupe. Ce qu’ils viennent de boire, leur estomac le rejette en entier ; ils sentent, dans leur morne dégoût, la bile refluer jusqu’à leur palais ; mais Socrate boira la ciguë avec une douce sérénité.

Pour Caton, sa cause est jugée : il a possédé le souverain bien, c’est ce que proclamera l’unanime témoignage des hommes sur un homme que la nature s’était choisi pour soutenir le choc des crises les plus terribles. « Les inimitiés des grands sont funestes, a-t-elle dit ; opposons Caton tout à la fois à Pompée, à César et à Crassus. Il est cruel de se voir supplanté par d’indignes rivaux ; qu’un Vatinius lui soit préféré. Il est affreux d’être engagé dans les guerres civiles ; qu’il aille par tout l’univers combattant pour la bonne cause avec autant de malheur que de constance. Il est cruel de se donner la mort ; qu’il se la donne. Qu’aurai-je obtenu par là ? De faire voir à tous qu’on ne saurait appeler maux des épreuves dont Caton m’aura paru digne. »

IV. Les prospérités descendent sur le vulgaire, sur les âmes communes ; mais réduire à l’impuissance le malheur et tout ce qui fait peur aux mortels n’appartient qu’au grand homme. Jouir d’un bonheur constant et traverser la vie sans que rien ait froissé notre âme, c’est ne pas connaître la seconde face des choses humaines. Tu es homme de courage : mais d’où puis-je le savoir, si le sort ne te donne les moyens de montrer ton grand cœur ? Tu es descendu dans l’arène ; si nul rival n’était là, la couronne est à toi, mais non la victoire7. Ce n’est pas de ton courage que je te félicite, c’est d’avoir gagné comme qui dirait le consulat ou la préture : un titre, un avancement.

J’en puis dire autant à l’homme vertueux, si quelque passe difficile ne lui a donné, ne fût-ce qu’une fois, l’occasion de signaler sa vertu : je t’estime malheureux, pour ne l’avoir jamais été ; tu as traversé la vie sans combat. Personne ne saura ta force, tu ne la sauras pas toi-même. Pour se connaître il faut s’être essayé ; à l’œuvre seulement8 on apprend ce qu’on pouvait faire. Aussi a-t-on vu des hommes provoquer le malheur qui les respectait, et chercher à faire briller leur vertu près de s’ensevelir dans l’obscurité. Oui, le grand homme parfois aime l’adversité, comme le brave soldat aime la guerre. J’ai vu, sous Caligula, Triumphus le mirmillon se plaindre de la rareté des jeux : « Les belles années perdues ! » s’écriait-il.