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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


la longue, ou, ce qui est plus inquiétant, de rester toujours comme en suspens sur un abîme, plus profond peut-être que je ne crois le voir. Car on envisage avec complaisance ses défauts personnels, et l’amour-propre altère nos jugements. Beaucoup, je crois, seraient arrivés à la sagesse, s’ils n’eussent imaginé l’avoir atteinte, s’ils ne se fussent dissimulé en partie leurs imperfections ou n’eussent passé sur celles qui frappaient le plus leurs yeux. Car ne crois pas que les flatteries d’autrui nous soient plus mortelles que les nôtres. Qui ose se dire la vérité ? Qui, au milieu d’un troupeau de panégyristes et d’adulateurs, n’a pas enchéri à part soi sur tous leurs éloges ?

Je t’en prie donc, si tu as quelque moyen de fixer cette fluctuation de sentiments, juge-moi digne de l’apprendre : que je te doive ma tranquillité. Ces mouvements de mon âme ne sont pas très-dangereux, n’amènent aucune révolte, je le sais, et pour décrire par une similitude exacte le sujet de mes plaintes, ce n’est point la tempête, c’est le mal de mer qui me tourmente. Sauve-moi donc de ce malaise, quel qu’il soit ; secours un homme qui, en vue de la terre, s’épuise pour y aborder.

RÉPONSE DE SÉNÈQUE.

II. Depuis longtemps, crois-moi, cher Sérénus, je cherche moi-même en silène à quelle situation je puis comparer la tienne, et je ne trouve rien qui en approche plus que l’exemple d’un homme qui relève d’une longue et sérieuse maladie : quelques frissons, de légers ressentiments l’effleurent par intervalles, et quitte de ses derniers malaises, il forme toujours d’inquiètes conjectures ; déjà guéri, il présente son pouls au médecin, il interprète en mal la moindre chaleur qu’il éprouve. Ce n’est pas, Sérénus, que la santé lui manque, mais il n’y est plus accoutumé ; ainsi frémit encore une mer redevenue tranquille ou un lac qui se repose de la tempête. Il n’est donc pas besoin ici de ces remèdes violents par lesquels déjà nous avons passé : il ne s’agit plus de lutter contre toi-même, de te gourmander ou de t’aiguillonner vivement ; il ne faut que ces soins qui viennent en dernier, qu’avoir foi en toi et te croire engagé dans la bonne voie, sans te laisser distraire par les traces multiples de ceux qui la traversent pour se perdre dans mille autres sens, ou de quelques égarés qui la côtoient d’un peu plus près. Mais le but où tu aspires est une