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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

toujours, à défaut d’autres titres, le titre d’homme m’a trouvé indulgent. Couvrant ma sévérité d’un voile, ma plus belle arme est la clémence. Je m’observe comme si les lis, que de la poussière et de l’oubli j’ai exhumées au grand jour, me devaient demander compte de mes actes. La jeunesse de l’un, la vieillesse de l’autre me touchent ; à celui-ci son illustration, à celui-là son obscurité ont valu le pardon ; et si les motifs de commisération me manquent, c’est pour moi-même que je fais grâce. Qu’aujourd’hui les dieux immortels me somment de leur répondre, je suis prêt à leur présenter le tableau complet du genre humain.»

Oui, César, vous pouvez hardiment jurer que de tout ce qui fut commis à votre tutelle et à votre foi, la force ni l’artifice du chef n’en ont rien ravi à la république. Vous avez aspiré à une gloire bien rare, que jamais prince n’a encore obtenue, celle de n’avoir lésé personne. Vos efforts ne sont pas perdus ; et votre insigne bonté n’a trouvé ni ingrats ni déprédateurs : vous êtes payé de retour. Jamais homme ne fut cher à un homme autant que vous l’êtes au peuple romain, qui voit en vous ses délices pour une longue suite de jours. Mais grande est la tâche dont vous vous êtes chargé. On ne parle plus ni du divin Auguste, ni des premiers temps de Tibère ; on ne vous cherche de modèle à imiter que vous-même. On s’attend à un règne conforme à ses prémices, à sa première année3.

Espoir difficile à remplir, si la bonté, au lieu d’être naturelle en vous, n’y était qu’un emprunt passager. Car tout masque ne se porte jamais longtemps. La feinte tombe bien vite et rend l’homme à son caractère ; mais quand la vérité est là, quand nos vertus naissent pour ainsi dire de notre fonds même, le temps ne peut que les faire croître et s’améliorer. Dans quel hasardeux avenir entrait le peuple romain, alors qu’on ignorait où se porterait tout d’abord cette âme des Césars qui est en vous ! Les vœux de l’Empire ont maintenant leur garantie : car il n’est plus à craindre que Néron vienne à s’oublier tout à coup lui-même.

Trop de bonheur, il est vrai, rend les peuples exigeants ; leurs désirs ne sont jamais assez modérés pour s’arrêter aux biens obtenus. Une grande faveur est un pas fait vers de plus grandes ; et l’on embrasse les plus folles prétentions dès qu’on a goûté d’une grâce inattendue. Et tous vos concitoyens cependant, forcés de reconnaître leur bonheur, confessent de plus que s’il s’y peut ajouter quelque chose, c’est qu’il ne cesse point. Tout les contraint à cet aveu, le dernier qui échappe à