Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
289
DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

dangereux pour vous. Vous êtes enchaîné à votre grandeur. Nos démarches à nous ne sont sensibles que pour peu de gens : nous nous montrons, nous disparaissons, nous changeons d’état, sans que la foule s’en aperçoive ; vous, il ne vous est pas plus donné qu’au soleil de vous dérober aux regards. Une vive lumière rayonne sur vous ; tous les yeux sont tournés vers elle. Vous sortez, pensez-vous, non, c’est un astre qui se lève ; votre bouche ne peut s’ouvrir que ses accents ne soient recueillis par toutes les nations, ni votre courroux éclater, que le monde ne frémisse, ni votre justice frapper personne, sans tout ébranler alentour. La foudre, fatale à peu d’hommes, quand elle tombe est l’effroi de tous18 ; ainsi les potentats qui tonnent sur nos têtes envoient la terreur bien au delà du châtiment. Et ce n’est pas sans raison. On ne se demande plus ce qu’a fait, mais ce que pourra faire celui qui peut tout. Ajoutez que l’homme privé, s’il reçoit patiemment l’injure, s’expose à en recevoir de nouvelles19 : quant aux rois, la mansuétude assure d’autant mieux leur sécurité. Comme de fréquentes vengeances, pour quelques haines qu’elles compriment, accroissent l’irritation commune, il faut que la volonté de sévir cesse avant les motifs. Sinon, de même qu’un arbre élagué multiplie ses rameaux en les renouvelant, et qu’une foule de plantes ne se fauchent que pour repousser plus touffues, la cruauté des rois grossit le nombre de leurs ennemis à chaque tête qu’elle retranche. Le père et les enfants du mort, et les proohes et les amis lui succèdent, tous à la place d’un seul20

IX. Je veux rendre cette vérité plus sensible pour vous par un exemple de famille21. Le divin Auguste fut un prince fort doux, à le prendre du jour où il fut seul chef de l’État. Quand la république avait plusieurs maîtres, il abusa du glaive. A l’âge où vous êtes, à peine sorti de sa dix-huitième année, déjà il avait plongé le poignard au sein de ses amis, déjà il avait attenté secrètement aux jours du consul M. Antoine, déjà il avait été collègue des proscripteurs. Il comptait quarante ans et plus au temps de son séjour en Gaule, lorsqu’il reçut l’avis que L. Cinna, homme d’un esprit borné, conspirait contre lui. On lui disait où, quand et de quelle manière l’attentat devait s’exécuter : l’un des complices lui dénonçait tout. Auguste, résolu de se venger, convoqua ses amis en conseil. Sa nuit était agitée, car il songeait qu’il allait condamner un jeune patricien, à ce crime près irréprochable, un pe-