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DE LA CLÉMENCE, LIVRE II.

pas contre des innocents, mais au delà des bornes de l’humanité et de la raison. Nous pourrions prévenir toute chicane en définissant la cruauté un penchant de l’âme vers le parti le plus rigoureux. La cruauté et la clémence sont choses qui se repoussent ; mais la sévérité s’allie certes bien avec la première. Et c’est ici le lieu de se demander ce que c’est que la compassion. Généralement elle est louée comme une vertu ; et l’on appelle bon l’homme compatissant. Mais cet état de l’âme est pure faiblesse. La cruauté et la compassion sont sur les limites, l’une de la sévérité, l’autre de la clémence : il faut se garder ou de tomber dans la cruauté en croyant se montrer sévère, ou dans la compassion qu’on aurait prise pour de la clémence. En ce dernier cas le mécompte offre moins de péril ; mais l’erreur est égale dès qu’on sort de la vraie mesure.

V. De même donc que la religion honore les dieux, et que la superstition les outrage[1] ; de même tout homme de bien se montrera clément et doux, mais il évitera la compassion48. Car c’est le vice d’une âme pusillanime que de défaillir à l’aspect du mal d’autrui ; et les moins nobles caractères y sont le plus sujets. Ce sont des vieilles et des femmelettes que les larmes des plus grands scélérats émeuvent, et qui briseraient, si elles pouvaient, les portes de leur prison. La compassion considère non la cause, mais le sort de celui qui souffre ; la clémence concorde avec la raison. Je sais que la secte stoïcienne est mal famée auprès des ignorants, comme trop dure, comme incapable de donner aux princes et aux rois aucun bon conseil. On lui reproche de dire que son sage ne s’apitoie jamais, ne pardonne jamais : doctrine qui, ainsi présentée, est odieuse. Car elle semble ravir tout espoir aux faiblesses humaines, et appeler au châtiment les moindres peccadilles. S’il en est ainsi[2], que penser d’une école qui ordonnerait d’oublier qu’on est homme et qui fermerait le seul port assuré contre la Fortune, le recours de l’homme à son semblable ? Mais non : il n’est point de secte plus bienveillante, plus douce, plus amie du genre humain, plus vouée aux intérêts de tous ; car elle a pour loi d’être utile et secourable, et de songer non pas seulement à soi-même, mais à la société comme aux individus.

  1. Voy. lettre cxxiii.
  2. Passage altéré. Quidni hæc scientia ou quid in in hac.… leçon des Mss. Je propose quidnam hæc…