Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/361

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Il fuit en effet d’une fuite éternelle ; il coule et se précipite ; il a cessé d’être plus tôt qu’il n’est venu ; il est aussi peu stationnaire que les cieux ou les astres, dont l’active et continuelle rotation ne les laisse jamais au même point de l’espace. Les hommes à préoccupations ne possèdent donc que le présent, si rapide qu’il est insaisissable ; et les mille soins qui les partagent le leur dérobent encore.

XI. Enfin veux-tu savoir combien peu de temps ils vivent ? Vois combien ils souhaitent de vivre longtemps. Vieux et décrépits, ils mendient dans leurs prières un supplément de quelques années. Ils se rajeunissent à leurs propres yeux, se bercent de leur mensonge et s’abusent avec autant de satisfaction que s’ils trompaient aussi le destin 19. Mais qu’ensuite leur santé chancelante les avertisse que l’heure est venue, avec quel effroi ils se voient mourir ! Ils ne sortent pas de la vie, ils en sont arrachés. Ils se donnent hautement le nom d’insensés pour n’avoir pas pensé à vivre : que seulement ils échappent à la maladie, comme ils sauront goûter le repos ! Ils reconnaissent alors combien inutilement ils amassaient pour ne pas jouir, et que tant d’efforts n’ont abouti à rien.

Comment au contraire une vie passée loin de toute affaire ne serait-elle pas longue ? Rien n’en est aliéné ni jeté à l’un et à l’autre ; rien n’en est livré à la Fortune, perdu par négligence, entamé par prodigalité ; rien n’en demeure stérile, tout, pour ainsi dire, est en plein rapport. Ainsi la vie la plus bornée aura été plus que suffisante : aussi, que le dernier jour vienne quand il voudra, le sage n’hésitera point : il ira au-devant de la mort d’un pas assuré.

Tu demandes peut-être ce que j’entends par hommes préoccupés. Ne crois pas que je désigne seulement ceux contre lesquels il faut lâcher les chiens pour les chasser enfin des tribunaux ; ni ceux qu’étouffe honorablement la foule de leurs solliciteurs, ou qui moins noblement se font écraser à la porte d’autrui ; ni ceux que d’obséquieux devoirs arrachent de chez eux et envoient se morfondre au seuil des grands ; ni ceux que l’appât d’un lucre infâme pousse aux enchères de biens confisqués, sauf à rendre gorge plus tard. Il est aussi des inactions fort occupées. Dans sa villa, dans son lit, dans la plus entière solitude et bien qu’isolé de tous, plus d’un est à charge à lui-même. Il en est dont la vie ne doit pas s’appeler oisive, mais laborieusement désœuvrée.

XII. Appelles-tu homme de loisir l’amateur qui va classant