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DES BIENFAITS, LIVRE I.

rien d’étrange : vendre ce qu’on a acheté n’est-ce pas le droit des gens ?

X. Mais l’indignation provoquée par le sujet même, m’emporte trop loin de mon but. Arrêtons-nous, et pourtant ne souffrons pas que le blâme pèse tout sur notre époque. Ç’a été la plainte de nos aïeux, c’est la nôtre, ce sera celle de nos descendants, que les mœurs sont perverties, que l’iniquité triomphe, que le monde est de plus en plus dépravé et que toute vertu s’en va. Cependant à cet égard tout reste et restera au même point, sauf de légers mouvements en deçà ou au delà14, comme ceux des eaux que le flux amène et pousse au loin sur la grève, que le reflux ramène et fait rentrer dans leur lit intérieur. Tantôt l’adultère sera plus fréquent que les autres crimes et la pudeur brisera tous ses freins ; tantôt la fureur des banquets prévalant, les patrimoines iront honteusement s’engloutir dans les cuisines ; ici les soins excessifs du corps et de la beauté physique trahiront la difformité de l’âme ; là une liberté mal réglée éclatera en licence et en audace ; tantôt l’esprit de cruauté emportera les individus comme les peuples, et dans la frénésie des guerres civiles tout ce qu’il y a d’inviolable et de saint sera profané ; l’ivrognerie pour un temps sera en honneur, et beaucoup absorber de vin sera la mesure du mérite. Jamais stationnaires, les vices sont toujours mobiles et discordants et en lutte flagrante, tour à tour envahissants et dépossédés. C’est au surplus toujours la même sentence que nous devons porter contre nous : nous sommes méchants, nous l’avons été, et, je souffre à le dire, nous le serons encore. Il y aura encore des homicides, des tyrans, des larrons, des adultères, des ravisseurs, des sacrilèges, des traîtres ; après eux tous arriverait l’ingrat, si tous ces méfaits ne venaient de l’ingratitude sans laquelle peut-être pas un grand crime n’a surgi15. Garde-toi, comme de l’immoralité la plus grave, de l’admettre en ton âme : pardonne-la, comme une faute légère, à qui l’aura commise. Car à quoi se réduit le dommage ? À un bienfait perdu. Mais le meilleur nous en reste : nous avons donné. Et si, d’une part, nos bienfaits doivent chercher de préférence ceux qui y répondront dignement, parfois aussi nous obligerons, dussions-nous mal augurer du retour ; nous donnerons à ceux que nous jugerons devoir être ingrats, à ceux même que nous saurons l’avoir été. Si je puis par exemple, rendre à un père ses fils que je sauverais d’un grand péril sans rien risquer moi-même, je n’hésiterai point.