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DES BIENFAITS, LIVRE II.

plus violent et plus acharné que tout cela, c’est l’envie, qui nous irrite par ses comparaisons

XXVIII. « Il a fait cela pour moi ; mais pour celui-ci il a fait plus, mais il s’est hâté pour celui-là ; » et, sans admettre le droit d’aucun, on oppose à tous le sien qu’on s’exagère. Combien n’est-il pas plus simple et plus sage d’amplifier le service obtenu, sachant bien que nul n’est prisé des autres autant que de soi-même ! J’aurais dû recevoir plus, mais il lui était difficile de me donner davantage : plusieurs avaient droit au partage de ses libéralités. C’est un commencement ; sachons nous en contenter, notre manière de recevoir le provoquera à continuer. S’il a fait peu, il fera plus souvent ; cet homme m’est préféré ; et moi, je l’ai été à tant d’autres ! Sans avoir mon mérite ni mes titres, il a eu le don de plaire. La plainte ne me rendra pas digne de mieux, mais indigne de ce que j’ai eu. Il a prodigué à des infâmes ; que m’importe ? La Fortune choisit-elle bien souvent ? On gémit tous les jours des prospérités du vice ; et maintefois la grêle qui passe à côté de l’enclos du méchant écrase la moisson du juste. Chacun éprouve les caprices du sort, en amitié comme en tout le reste. Point de bienfait si complet que ne puisse rapetisser la jalousie ; point de si mince faveur que ne grandisse une interprétation bienveillante ; les motifs de plainte ne manqueront jamais à qui ne voit dans un bienfait que le côté défavorable.

XXIX. Vois avec quelle injustice sont appréciés les bienfaits du ciel, même par des hommes qui font profession de sagesse. Ils se plaignent que nous n’ayons pas l’énorme taille de l’éléphant, la vitesse du cerf, la légèreté de l’oiseau, l’impétueuse vigueur du taureau ; que notre peau ne soit pas solide comme celle du buffle, élégante comme celle du daim, fourrée comme celle de l’ours, souple comme la robe du castor[1] ; ils envient au chien la finesse de son odorat, à l’aigle son œil perçant, au corbeau ses longs jours, à tant d’autres leur aptitude merveilleuse à nager. Et bien que la réunion de certaines facultés soient incompatibles dans le même individu, comme un corps agile et robuste en même temps, de ce que l’inconciliable et les contraires n’entrent point dans l’organisation de l’homme, ils crient à l’injustice, et vont querellant cette Providence, insoucieuse de nous, qui nous a refusé une santé inaltérable, une force à toute épreuve, la science de l’avenir. Peu s’en faut

  1. Il faut lire fibris, non sibris, qui n’est pas latin.