Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
376
DES BIENFAITS, LIVRE II.

senter sans cesse ? Certes on ne rêve guère au moyen de s’acquitter, quand on se laisse gagner par l’oubli.

II. D’ailleurs, pour rendre le bien qu’on a reçu, il faut, outre la vertu, les circonstances, les moyens ; il faut que le sort nous seconde. Un cœur qui se souvient n’a pas de frais à faire pour être reconnaissant. Se refuser à ce qui n’exige ni peine, ni richesse, ni bonheur, c’est n’avoir plus pour se couvrir l’ombre d’un prétexte. Non, il n’a jamais voulu s’acquitter celui qui a éloigné de soi le bienfait jusqu’à le perdre de vue. Comme les ustensiles habituels, qui souffrent journellement le contact de la main, ne risquent jamais de se rouiller ; comme au contraire ceux qu’on ne ramène plus sous nos yeux, mais qu’on laisse à l’écart où ils gisent comme inutiles, contractent par le temps même toutes sortes de souillures ; ainsi tout souvenir que l’esprit remanie et rafraîchit sans cesse ne lui échappe jamais : il ne perd que ceux auxquels il se reporte trop rarement1.

III. Outre cette cause, il en est d’autres bien fréquentes qui font tirer un voile sur les plus importants services. La première de toutes et la plus puissante, c’est que, toujours préoccupé de nouveaux désirs, on n’envisage plus ce qu’on a, mais ce qu’on poursuit, oubliant ce qui est, tout entier à ce qu’on voudrait qui fût. Ce qu’on possède, on n’en tient plus compte. Et qu’arrive t-il ? Le bien obtenu, nos prétentions nouvelles le font si mince que son auteur lui-même encourt notre indifférence. Nous l’avons aimé, vénéré, proclamé le créateur de ce que nous sommes, tant que nos premiers avantages ont su nous plaire ; puis, subitement épris d’un rang plus élevé, c’est là que nos vœux nous emportent, car le mal de tout mortel devenu grand est de vouloir. grandir encore : dès lors s’évanouit, tout ce qu’auparavant il nommait bienfait ; il considère non plus ce qui le met au-dessus des autres, mais seulement ceux qui le précèdent et ce que leur sort a d’éblouissant[1]. Or nul ne peut être à la fois envieux et reconnaissant : car l’envie part d’un cœur mécontent et chagrin ; la reconnaissance, d’un cœur satisfait. Et puis, comme chacun de nous ne voit que le présent, si prompt à passer, rarement la pensée se replie vers le temps qui n’est plus. De là vient que nos premiers maîtres et tous leurs soins pour nous sont effacés de notre esprit, parce que notre enfance est déjà bien loin ; les bienfaits

  1. Voy. Livre II, xxvii et xxviii.