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DES BIENFAITS, LIVRE III.

placés sur notre adolescence ont péri de même, parce que elle aussi nous l’avons quittée sans retour. Ce qui a été, nous le comptons non pas simplement comme passé, mais comme absolument perdu ; et si notre mémoire est fragile, c’est que nous sommes tout à l’avenir.

IV. Rendons ici témoignage à Épicure, qui se plaint si souvent de l’ingratitude des hommes envers ce qui a cessé d’être. Quoi qu’ils aient recueilli de biens autrefois, dit-il, ils n’y reviennent plus, ne les comptent point parmi leurs jouissances, tandis qué les plus certaines sont celles qu’on ne peut plus nous ravir[1]. Les biens présents n’ont point encore toute leur fixité : quelque accident peut les abattre ; l’avenir est suspendu à mille chances : le passé seul est en lieu sûr, comme une réserve. La reconnaissance peut-elle donc se trouver chez ceux qui franchissent la vie tout entière sans voir que le présent et l’avenir ? C’est du souvenir que naît la gratitude ; et on accorde bien peu au souvenir quand on donne tant à l’espérance.

V. S’il est des connaissances, mon cher Libéralis, qui, une fois entrées dans l’esprit, s’y gravent à jamais ; s’il en est d’autres qu’il ne suffit pas d’avoir apprises pour les posséder, et dont la chaîne se rompt à moins qu’on ne la suive jusqu’au bout, la géométrie par exemple, la science des révolutions célestes, et toute autre notion fugitive par sa subtilité même ; ainsi la grandeur de certains bienfaits ne permet pas qu’on les oublie, tandis que d’autres moins importants, mais fort nombreux et d’époques diverses, glissent de notre mémoire. C’est, je l’ai dit, parce qu’on n’y fouille pas souvent et qu’on ne fait pas volontiers la récapitulation de ses dettes.

Entendez les solliciteurs : pas un qui ne vous dise que votre souvenir vivra éternellement dans son âme, pas un qui ne proteste d’un attachement, d’un dévoûment sans bornes ; et, s’il est des formules plus humbles pour engager sa foi, ils les trouvent. Mais ce langage du premier jour, bien peu de temps après ils l’évitent comme dégradant et peu digne d’hommes libres ; et ils arrivent enfin à ce que j’appelle, moi, le dernier degré de perversité et d’ingratitude, à l’oubli total. Il est si vrai qu’on est ingrat quand on oublie, que pour être reconnaissant, il suffit de se ressouvenir.

  1. Voy. La Vie heureuse, vi ; Brièveté de la vie, x; Consol. à Polybe, xxix ; Lettre xc.