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DES BIENFAITS, LIVRE III.

autre monnaie qu’ils ne se rendent, faire la balance est difficile.

X. Et en outre, le jour du remboursement n’est point fixe, comme pour un prêt de deniers. Qui n’a pas rendu aujourd’hui peut le faire plus tard ; et au bout de quel temps, dis-moi, l’ingratitude sera-t-elle constante ? Les plus grands bienfaits ne se démontrent point. C’est souvent un mystère enseveli dans la conscience des deux intéressés. Introduirons-nous cette règle : que le bien ne se fasse qu’en présence de témoins ? Et quelle peine infliger aux ingrats ? Sera-ce la même pour tous, quand les bienfaits sont si divers ? Sera-t-elle différente et graduée sur le plus ou moins d’importance du service ? Oui ? Elle sera donc taxée pécuniairement ; et si c’est la vie, si c’est plus que la vie qu’on a reçu ? Quel châtiment décernerez-vous ? Moindre que le bienfait, ce ne serait pas juste ; capitale comme lui, quelle horreur que le bienfait aboutisse à une catastrophe sanglante !

XI. « Mais, dit-on, certaines prérogatives ont été accordées aux pères. Comme on les a traités avec une considération toute spéciale, il devrait en être ainsi des autres bienfaiteurs. » Nous avons consacré la prérogative des pères, parce qu’il était d’intérêt public qu’on élevât des enfants : il fallait être encouragé dans cette tâche pour en courir les chances incertaines. On ne pouvait leur dire, comme à tout bienfaiteur : « Choisis à qui tu voudras donner, Ne t’en prends qu’à toi, si tu es dupe. Assiste qui le méritera. « Dans l’acte qui nous déclare pères, rien n’est laissé au discernement : tout se borne à des vœux. Afin donc de mieux décider l’homme à en aborder le risque, on a dû l’investir d’une certaine autorité. D’ailleurs il y a cette différence que les pères, après avoir été les bienfaiteurs de leurs enfants, le sont encore et le seront toujours ; et il n’est pas à craindre qu’ils se vantent sans avoir rien fait. Quant aux autres personnes, il s’agit non-seulement de savoir si elles ont recouvré, mais si elles avaient donné. Les services d’un père sont incontestés ; et comme il est utile à la jeunesse d’être gouvernée, on lui a imposé, pour ainsi dire, des magistrats domestiques dont la surveillance pût la contenir. Enfin la dette contractée envers un père est partout la même : on a pu l’apprécier une fois pour toutes. Toutes les autres dettes sont diverses entre elles, dissemblables, et varient jusqu’à l’infini : elles n’ont donc pu être soumises à aucune évaluation ; il était plus juste de tout laisser là que de tout égaliser.