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DES BIENFAITS, LIVRE II.

part ? C’est quand le maître peut dire : « Malheur à eux s’ils refusent ! » Mais quand ils ont fait ce qu’ils pouvaient ne pas vouloir, louons-les de l’avoir voulu. Ce sont deux choses contraires que le bienfait et l’injure. On peut rendre service au maître, si l’on peut recevoir de lui une injure : or un juge est établi pour connaître des injures faites par les maîtres à leurs esclaves, pour punir ceux qui font d’eux les victimes de leur cruauté, ou de leur débauche, ou qui leur fournissent d’une main trop avare les choses nécessaires à la vie9

« Comment ! Un bienfait aurait lieu d’esclave à maître ! » Dites plutôt : d’homme à homme. Enfin ce qui dépendait de lui il l’a fait : il a rendu un grand service à son maître ; il dépend de toi que tu ne l’aies point reçu d’un esclave. Mais quel est l’homme si haut placé que le sort ne puisse réduire à avoir besoin même du dernier des hommes ? Je vais citer maint exemple de bienfaits de genres tout divers, parfois même opposés. Celui-ci donne la vie à son maître ; celui-là la mort ; un troisième le sauve quand il va périr et, si ce n’est assez, périt en le sauvant : l’un aide au suicide de son maître, l’autre a su lui donner le change.

XXIII. Claudius Quadrigarius rapporte, au dix-huitième livre de ses Annales, qu’au siège de Grumentum, quand déjà toute défense était désespérée, deux esclaves passèrent dans le camp romain, où même ils se rendirent utiles. La ville prise, et le vainqueur se répandant de tous côtés, les deux esclaves qui savaient les chemins, courent les premiers au logis de leur maîtresse, la font marcher devant eux, et aux questions qu’on leur adresse sur elle, répondent que c’est leur maîtresse, et une maîtresse fort cruelle qu’ils conduisent eux-mêmes au supplice. L’ayant menée hors des murs, ils la tinrent cachée avec grand soin jusqu’à ce que la fureur de l’ennemi fût calmée ; et quand rassasié de vengeance, le soldat romain fut revenu à son caractère, eux aussi reparurent ce qu’ils étaient et se remirent sous le pouvoir de leur maîtresse. Elle les affranchit sur l’heure ; elle ne s’indigna pas de devoir la vie à des hommes sur qui elle avait eu droit de vie et de mort. Peut-être même s’en applaudit-elle davantage. Car sauvée par l’ennemi, elle n’eût éprouvé que l’effet d’une clémence vulgaire et de tous les jours ; sauvée par ses esclaves, elle devint l’objet d’un noble souvenir et un exemple pour les deux cités. Dans l’horrible confusion d’une ville prise, où chacun ne songeait qu’à soi. tous avaient fui cette femme, hormis deux transfuges. Et