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DES BIENFAITS, LIVRE III.

ni même à mon aïeul. Il y aura toujours quelque chose d’antérieur d’où l’origine prochaine tirera son origine. Pourtant nul ne dira qu’à des inconnus, à des ancêtres plus reculés que tous les souvenirs je doive plus qu’à mon père. Je leur devrai plus cependant, si mon père leur doit de m’avoir engendré. Tout ce que j’ai fait pour mon père, dit-on, eussé-je fait beaucoup, est moindre que la valeur de son présent, parce que je n’existerais pas, si je n’y avais puisé la vie. À ce compte, qu’un homme ait guéri mon père malade et mourant, je ne pourrai rien faire pour cet homme qui ne soit au-dessous d’un tel service ; car mon père ne m’eût pas engendré, s’il n’eût été guéri. Mais vois : ne serait-on pas plus dans le vrai en appréciant si ce que j’ai pu faire et ce que j’ai fait était bien mon œuvre, l’œuvre de mes forces, de ma volonté ? Examine ce qu’est en soi le fait de ma naissance : qu’y remarqueras-tu ? Un don chétif et précaire, une chance commune de bien comme de mal, le premier pas sans doute vers toutes choses, mais non plus grand que toutes, quoiqu’il soit le premier. J’ai sauvé mon père, je l’ai porté à la dignité la plus haute, j’ai fait de lui le premier de la cité ; et, non content de voir rejaillir sur lui l’éclat de mes actions, je lui ai ouvert, pour qu’il en fît de grandes à son tour, une carrière ample, facile, aussi sûre que glorieuse. Honneurs, richesses, j’ai accumulé sur lui tout ce qui suscite l’ambition des hommes ; et, supérieur à tous, j’ai voulu rester son inférieur. Dira-t-on : « La faculté que tu avais de faire tout cela est un don de ton père ? » Je répondrai : Oui, sans doute, si pour le faire il suffisait de naître. Mais si vivre est la moindre des choses pour vivre dignement, et si vous ne m’avez transmis que ce qui m’est commun avec la bête, avec le plus chétif et le plus immonde animal, ne revendiquez point un bienfait qui n’émane pas de vous, bien que sans vous je ne l’eusse point reçu. Supposez que pour cette vie que je vous dois j’aie sauvé la vôtre : alors aussi je l’emporte sur vous, attendu que je vous donne, à vous qui le sentez, ce que je sens bien que je vous donne, et cela non dans un but de, volupté pour moi, ni surtout au moyen de la volupté ; attendu enfin qu’il est d’un plus grand prix de conserver l’existence que de la recevoir, comme la mort est bien plus légère à qui n’en a pas eu les angoisses.

XXXI. En vous sauvant la vie, je vous en fais jouir à l’instant même : en la recevant de vous, j’ignorais si je vivais. Je vous l’ai sauvée quand vous craigniez de mourir ; vous me