Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/450

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
413
DES BIENFAITS, LIVRE IV.

susciter contre soi ? Si l’on reconnaît que, loin d’y rien gagner, on va même beaucoup perdre de ce qu’on avait obtenu et mis en réserve, descendra-t-on volontiers à de tels sacrifices ? Ingrat est celui qui s’acquitte en vue d’un nouveau don, et qui espère alors qu’il rend. Ingrat celui qui assiège le lit d’un malade parce qu’un testament va s’écrire, et qui a le loisir de songer à un héritage, à un legs. Vainement ferait-il tout ce qu’un ami fidèle et consciencieux doit faire, dès qu’un vil espoir brille à ses yeux, dès que sa cupidité est à l’affût et que ses soins sont une amorce, comme ces oiseaux qui se repaissent des corps qu’ils déchirent, et qui épient d’un lieu voisin la chute de la brebis vaincue par la contagion, lui aussi plane sur la mort et vole autour d’un cadavre.

XXI. Un cœur reconnaissant n’est séduit que par la pureté même de ses intentions. En veux-tu la preuve, veux-tu voir que l’intérêt ne le corrompt point ? Il y a deux manières d’être reconnaissant : on donne ce titre à l’homme qui rend quelque chose pour ce qu’il a reçu. Peut-être aura-t-il de l’ostentation ; il a quelque acte à faire valoir, à mettre en avant. Ce même titre on le donne encore à celui qui reçoit de bon cœur, qui de bon cœur avoue sa dette. Ce dernier est réduit à sa conscience : quel avantage peut-il attendre d’un sentiment resté secret ? Toutefois cet homme, fût-il hors d’état de rien faire de plus, est reconnaissant : il aime, il est obligé, il brûle de payer sa dette. Ce qu’on pourrait désirer encore ne manque pas par sa faute. On ne cesse point d’être artisan, pour n’avoir pas sous la main les instruments de son art ; on n’en est pas moins bon chanteur pour ne pouvoir faire entendre sa voix qu’étouffent les frémissements de la foule. Je veux payer ma dette : outre ce vouloir, il me reste à faire quelque chose non pour être reconnaissant, mais pour être quitte. Souvent en effet qui a payé sa dette est ingrat, qui ne l’a pas payée est reconnaissant. Comme toute autre vertu, celle-ci s’apprécie entièrement par le for intérieur. S’il fait ce qu’il doit, ce qui reste inachevé doit s’imputer à la Fortune. Un homme peut être éloquent sans parler ; robuste, les bras croisés ou même enchaînés ; bon pilote, quoique en terre ferme : car, une fois consommé dans son art, il ne peut rien perdre aux obstacles qui l’empêchent de le mettre en œuvre ; ainsi on est reconnaissant rien qu’en voulant l’être, sans avoir de cette volonté que soi-même pour témoin.

Je dirai plus : on peut être reconnaissant même en parais-