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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

d’un si vaste ensemble, quand même tu n’y verrais point ton guide, ton protecteur, le foyer de la chaleur et de l’être, le souffle qui te pénètre tout entier ?

XXIV. Bien que ces merveilles soient pour nous de la première utilité, et absolument nécessaires à la vie, leur majesté toutefois s’empare exclusivement de la pensée ; il en est de même de toute vertu, et notamment de la reconnaissance, dont les avantages sont grands, mais qui ne prétend pas qu’on l’aime à ce titre : elle a en elle quelque chose de plus noble, et c’est peu la comprendre que de la mettre au rang des choses utiles. Est-on reconnaissant par intérêt ? On ne l’est alors qu’en proportion de cet intérêt même. La vertu n’admet point d’amant au cœur sordide : n’ayons pas de bourse à remplir si nous venons à elle. L’ingrat se dit : « Je voulais m’acquitter ; mais je crains la dépense, je crains les risques, j’appréhende d’être mal venu : agissons plutôt selon ma convenance. » Le même principe ne peut faire l’homme reconnaissant et l’ingrat. Comme leurs œuvres sont diverses, leurs mobiles le sont également. L’un est ingrat en dépit du devoir, parce que tel est son intérêt : l’autre est reconnaissant malgré son intérêt, parce que tel est son devoir.

XXV. Nous nous sommes proposé de vivre selon la nature et de suivre l’exemple des dieux : or les dieux, en tout ce qu’ils font, que suivent-ils, sinon le but pour lequel ils le font ? À moins que tu ne regardes comme un digne prix de leurs œuvres des entrailles fumantes et la vapeur de l’encens16. Vois tout ce que chaque jour ils élaborent pour nous, leurs largesses sans fin, ces productions sans nombre dont ils couvrent la terre, ces vents qui soufflent si à propos et qui, ébranlant au loin les mers, nous transportent sur tous les rivages, ces pluies soudaines et abondantes qui ramollissent le sol, renouvellent les veines épuisées des fontaines, et par de secrètes infiltrations les ravivent et les alimentent. Ils font tout cela sans récompense, sans que nul avantage leur en revienne. Que la raison humaine, si elle ne veut s’écarter de son modèle, observe la même loi : n’allons jamais en mercenaires où l’honneur nous appelle. Rougissons de vendre un seul de nos bienfaits : les dieux nous servent gratuitement.

XXVI. « Si Vous voulez imiter les dieux, nous dit-on, l’ingrat lui-même a droit à vos bienfaits : car le soleil luit aussi pour les scélérats, et les mers ne se ferment point aux pirates. » Ici l’on demande si l’homme vertueux fera du bien à l’ingrat