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DES BIENFAITS, LIVRE V.

méchants, ils sont tous ingrats. » Eh ! ne le sont-ils pas, en effet ? N’est-ce point là le reproche qui de partout tombe sur le genre humain ? N’est-ce pas la plainte universelle qu’on ne fait du bien qu’en pure perte ; qu’il est fort peu d’hommes qui ne reconnaissent des procédés généreux par des procédés tout contraires ? Et ne crois pas que ces murmures viennent de nous seuls, qui nommons corruption et perversité tout ce qui sort des règles de la stricte droiture. Voici qu’il s’élève je ne sais quelle voix d’autre part que du quartier philosophique pour proclamer, dans l’assemblée même des peuples et des nations, leur condamnation en masse :

    Oui, l’hôte craint son hôte ;
Le beau-père son gendre, et des frères entre eux
Rarement l’intérêt n’a point brisé les nœuds ;
Les époux vont tramant la perte l’un de l’autre[1]

Mais voici pis encore : les bienfaits n’engendrent que crimes, et l’on n’épargne pas le sang de ceux pour lesquels on devrait verser tout le sien. Le poignard, le poison répondent aux bienfaits : porter la main sur la patrie elle-même et l’opprimer sous ses propres faisceaux s’appelle puissance et dignité. On s’imagine ramper dans l’abjection si l’on ne tient sous ses pieds la république. Les armées qu’on a reçues d’elle, on les tourne contre elle ; et nos harangues de généraux sont ceci : « Tirez le glaive contre vos femmes ; tirez-le contre vos enfants : autels, foyers, pénates, voilà où doivent s’attaquer vos armes5. » Vous à qui le triomphe même n’eût pu jadis ouvrir les portes de Rome sans l’aveu du sénat, vous qui, ramenant vos troupes victorieuses, n’obteniez audience que hors des murs, foulez aujourd’hui les cadavres de vos concitoyens, et, dégouttants du meurtre de vos frères, entrez dans Rome enseignes déployées. En présence des clairons guerriers, Liberté, fais silence ; que ce vainqueur et pacificateur des nations, ce peuple qui avait refoulé loin de lui les guerres et comprimé tous les éléments de terreur se voie assiégé dans ses murs et frissonne devant ses aigles.

XVI, Un ingrat, c’est Coriolan, lui qui trop tard, après le crime et le remords, écoute le devoir : s'il dépose les armes, c'est en plein parricide qu'il les dépose. Un ingrat, cest Catilina; peu content de prendre d'assaut sa patrie, s'il n'en fait un amas de ruines, s'il n'y déchaîne ses hordes d'Allobroges, s'il

  1. Ovid. Metam., 1, 144.